अग्नि

Différentes formes d'agni - Origine du feu terrestre

da La religion védique d’après les hymnes du ṛgveda, tome 1, Abel Bergaigne, 1878

Différentes formes d’agni - Origine du feu terrestre

Le nom d’agni désigne d’abord le feu terrestre. Il s’appli­que d’une facon générale au feu qui dévore le bois et dont les effets font souvent l’objet de descriptions pittoresques, par exemple, I, 58, 4; IV, 7, 9;11; V ,7, 7; VI, 3, 4; 60, 10; VII, 8, 2 ; VIII, 49, 7 ; puis particulièrement au feu qui cuit les aliments, cf. X, 27,18 ; enfin et, surtout au feu du sacrifice, d’ailleurs identique au feu du foyer domestique, ou tout au moins tiré de ce feu.

L’importance du feu terrestre n’est pas moindre dans la vie humaine que celle du soleil et de l’éclair. Par la diversité de ses usages il peut même paraître y jouer le rôle prédomi­nant. Placé à la disposition de l’homme qui « l’engendre », I, 60, 3, et dont il est comme le fils, I, 69, 5 ; VIII, 19, 27, s’il semble devoir, par ce fait même, lui inspirer un moindre respect que l’astre du jour et le météore igné de l’orage, il a d’autant plus de titres, à son amour. A la différence de l’éclair et du soleil, il brille en tout temps, et la nuit comme le jour : « Il éclaire, même la nuit », dit l’auteur du vers V, 7, 4, « celui-là même qui est éloigné1 ».

Mais c’est comme feu du sacrifice qu’agni rend à l’homme les services les plus signalés ; c’est dans l’ordre des idées li­turgiques qu’il prend une importance décidément prépondé­rante.

Nous ne pourrions mettre actuellement ce point en lu­mière sans anticiper sur des développements qui seront mieux à leur place plus loin. Contentons-nous d’une simple allusion à la formule souvent répétée, et appliquée non pas même au feu du sacrifice en général, mais au feu du sacrifice con­sommé selon toutes les règles : « Celui-là est le véritable agni qui…… etc. », V, 6, 1 ; 25, 2; VII, 1,14-16; cf. ibid. 4 et IV, 15, 5, et passim.

Comme le soleil, comme l’éclair, ainsi que nous le verrons plus loin, sous ce même nom d’agni, le feu du sacrifice est directement divinisé. Établi chez les races humaines, III, 5, 3 ; cf. IV, 6, 2, il y séjourne, immortel parmi les mortels, VIII, 60,11. C’est un dieu que les mortels allument, III, 10,1, ou engendrent, IV, 1, 1. Il est invoqué en qualité de feu du sacrifice dans un très-grand nombre d’hymnes. De tous les dieux, il est le plus proche, il est l’allié le plus voisin des hommes, VIII, 49, 10 ; cf. IV, 1, 5; VII, 15, 1.

L’attribution au feu terrestre du caractère divin s’expli­querait déjà par la puissance effective de cet élément. Elle serait mieux justifiée encore pour le feu du sacrifice par le rôle d’intermédiaire qu’il joue, ainsi que nous le verrons, entre les hommes et les dieux. Mais pour les Aryas védiques elle repose avant tout sur la croyance à l’identité de ce feu avec les feux célestes du soleil et de l’éclair.

agni est d’abord simplement comparé au soleil, pour son éclat, I, 149, 3 ; VI, 2, 6; 4, 3; 12, 1; VII, 3, 6 ; 8, 4; VIII, 7, 36, pour sa beauté, VIII, 91, 15; cf. I, 66, 1, pour sa pureté sans tache, VI, 3,3 ; X, 91, 4, et comme lui il chasse les ténèbres de ses rayons, VIII, 43, 32. Le fait même dont nous entreprenons la constatation, à savoir l’identité d’agni sous les différentes manifestations de la chaleur et de la lu­mière, rend souvent fort difficile ou même impossible, dans les cas particuliers, l’application exclusive de son nom à telle ou telle de ces manifestations. Mais le feu du sacrifice paraît clairement désigné dans plusieurs des passages cités ; il l’est en tout cas dans le vers X, 69, 2, où agni est comparé au soleil pour l’éclat qu’il prend après avoir reçu l’offrande du beurre. Au vers V, 1, 4, on lit que les esprits de ceux qui offrent le sacrifice sont tous ensemble tournés vers lui comme les yeux convergent sur le soleil. Ces comparaisons2 sont déjà plus significatives qu’on ne pourrait le croire. Nous aurons en effet plus d’une fois l’occasion de constater que pour les poètes védiques la comparaison n’est pas éloignée de l’assimilation, que les deux termes d’une comparaison peuvent même être identiques. Réciproquement d’ailleurs les rayons du soleil sont comparés à des feux, I, 50, 3, et au vers VIII, 25, 19, le soleil est lui-même expressément com­paré au feu du sacrifice, au feu allumé et honoré d’une offrande. Il est telle formule de comparaison du feu au soleil où le premier paraît jouer effectivement le rôle du second, en sorte qu’à la traduction « comme le soleil » on pourrait être tenté de substituer l’interprétation « en qualité de soleil », comme au vers VI, 4, 6 : « En qualité de soleil, avec tes rayons brillants, ô agni, tu as; par ton éclat, étendu et sé­paré les deux mondes. »

Quoi qu’il en soit, nous lisons au vers Val. 8, 5, cette fois sans aucune particule comparative : « agni, avec un éclat brillant, a resplendi, soleil, bien haut, a resplendi, soleil, dans le ciel » ; et dans le vers III, 14, 4, dont nous retrou­verons plus loin le premier hémistiche : « . . . lorsqu’avec ton éclat, ô fils de la force (agni), tu t’es étendu, soleil, au-dessus des races des hommes3. » Ici, c’est bien décidément le soleil qui est désigné à la fois par sou propre nom et par cèlui d’agni (cfr. I, 71, 9).

Ailleurs, à défaut du nom même du soleil, certains traits ne permettent guère de douter que cet astre ne soit encore dési­gné sous le nom d’agni. Il en est ainsi, par exemple, au vers III, 2, 14, où agni est invoqué comme « la lumière du ciel qui s’éveille à l’aurore », et « la tête du ciel », et aux vers X, 187, 4 et 5, où il est dit, dans le second qu’agni est né brillant de l’autre côté de l’atmosphère, et dans le premier qu’il voit tous les êtres. Nous avons relevé plus haut l’assimilation du soleil à un œil, et il n’est guère douteux qu’agni ne soit redevable à son identification au soleil de l’épithète jātavedaḥ. « connaissant les êtres », qui est devenue son bien propre, mais que nous trouvons encore appliquée à l’astre lui-même au vers I, 50, 1. Lors donc qu’avec le don de longue vue, une origine céleste est attribuée à agni, il semble légitime de le considérer comme représentant alors principalement le soleil. C’est en qualité de soleil qu’agni accomplit une course circulaire (parijman), en contemplant (ou en éclairant?) les êtres, VII, 13, 3. Le vers VIII, 19, 16, d’après lequel c’est par agni que voient les dieux, et parti­culièrement mitra et varuṇa, rappelle la formule qui fait du soleil l’œil de ces divinités. Ailleurs ce n’est plus agni lui-même qui est l’œil, mais bien le soleil qui est l’œil d’agni, I, 115, 1. C’est évidemment avec le même œil qu’agni voit les démons, X, 87, 12, puisqu’il est prié de le rendre au chantre, c’est-à-dire de faire reparaître le jour. Nous retrouvons ici le passage de l’idée « d’œil » à celle de « voyant » que nous avions constatée pour le soleil lui- même.

Les citations précédentes ne forment qu‘une très petite partie des textes qui concourent à prouver que le soleil est bien réellement, et dans un grand nombre de cas, désigné par le nom d’agni. Les autres seront successivement pro­duits dans l’ordre où les appellera le développement des idées dont nous entreprenons l’exposition. La même observation sera applicable aux premières preuves que nous allons ap­porter à l’appui de l’identification d’agni et de l’éclair.

Les rayons d’agni, III, 1, 14, ses splendeurs, V, 10, 5, ses beautés, X, 91, 5, sont comparés à des éclairs. Lui-même brille de loin comme l’éclair4 4,1, 94, 7. Réciproquement il est dit des éclairs qu’ils ont l’éclat du feu, d’agni, V, 54,11. D’autres comparaisons où l’éclair n’est plus désigné par son nom, mais par une de ses représentations, sont plus significatives, précisément parce qu’introduisant une notion autre que l’idee pure et simple d’éclat, elles ne sont plus directement suggérées par l’observation, et supposent une assimilation plus complète. C’est ainsi qu’agni est comparé au cheval du nuage, I, 149, 3. C’est ainsi surtout que l’idée d’arme apparaît dans divers passages, où agni est comparé au trait de l’archer, I, 66, 7, est appelé le trait du sacrifici VI, 66, 10, est comparé à la pierre à lancer céleste, I, 143, 5, tandis qu’au vers X, 142, 3 ; par le passage de l’idée d’arme à celle de héros armé, il est question du trait d’agni.

Lorsque agni est comparé au ciel tonnant, X, 45, 4, quand il est dit qu’il tonne comme le plateau du ciel, I, 58, 2, ou simplement qu’il tonne, 1 ,140,5, ces expressions, quoi­ qu’elles puissent faire allusion au bruit réel, au crépitement du feu terrestre, sont trop exagérées dans cette application pour pouvoir s’expliquer autrement que par une assimilation consacrée du feu terrestre à l’éclair. Dans deux ou trois passages, IV, 10, 4 ; V, 25, 8 ; VII, 3, 6, dont la construc­tion est un peu embarrassée on peut même douter, en dépit de la particule comparative, si le bruit d’agni est simple­ment comparé au tonnerre, ou s’il n’est pas le tonnerre lui- même.

Le doute n’est plus possible au vers VI, 6, 2, où agni est appelé le « tonnerre (pour « le tonnant ») brillant qui est dans le ciel. » Le nom d’agni désigne encore évidemment l’éclair au vers X, 8, 1, où il est appelé « le taureau qui fait retentir les deux mondes, qui atteint les dernières extré­mités du ciel, et qui croît dans le sein des eaux », et au vers VIII, 91, 5, dont l’auteur invoque agni comme le sage « qui a le bruit du vent, le hennissement du nuage, et qui prend la mer (céleste) pour vêtement ».

Enfin l’emploi de la racine dyut avec le préfixe vi, pour exprimer l’éclat d’agni brillant « dans l’impérissable », c’est- à-dire dans le ciel, VI, 16, 35, semble bien impliquer son identité avec l’éclair.

Il arrive souvent aussi qu’un texte place expressément agni dans le ciel5, sans qu’il soit facile ou méme possible de choisir entre les deux formes qui peuvent alors lui être attri­buées, celle de l’éclair et celle du soleil. Ainsi le vers VIII, 44, 29, nous le présente simplement comme brillant dans le ciel. Je n’oserais affirmer, en dépit de la distinction établie plus haut entre les lieux d’origine du soleil et de l’éclair, que l’agni naissant « dans le ciel suprême », I, 143, 2 ; VI, 8, 2; VII, 5, 7, ne puisse être que le soleil. Même observa­tion sur le vers X, 187, 2, d’après lequel il apparaît en bril­lant de la distance la plus éloignée6. Le vers VI, 15, 1, pa­raît contenir une allusion assez vague à la naissance d’agni dans le ciel. Nous avons vu agni comparé, ou plutôt sans doute identifié au soleil, comme étendant et séparant les deux mondes, VI, 4, 6; mais la même fonction pouvant être attribuée à l’éclair, nous ne nous prononcerons pas sur le vers VI, 1,11, où elle l’est à agni, sans autre indication7. La même réserve nous est imposée pour les vers VI, 7, 6 et 7, d’après lesquels agni a mesuré les espaces du ciel. Les formules qui le représentent remplissant les deux mondes, I, 69, 1; cf. II, 2, 5, et les remplissant en naissant, VI, 10, 4, ainsi que toutes les demeures, X, 1, 1, ce qui revient vraisemblablement au même, ou encore tous les espaces du ciel, 1 ,146, 1, lors même qu’elles seraient appliquées au feu du sacrifice8, renfermeraient une exagération qui suggérerait naturellement l’idée du feu céleste ; mais elles conviennent également bien à la lumière du soleil et à l’éclair.

Nous savons maintenant que le nom d’agni peut dési­gner le soleil ou l’éclair, ou plus généralement un feu cé­leste. Cet usage de la langue paraît impliquer déjà l’assimi­lation réelle des feux célestes et du feu terrestre. L’identité d’essence de celui-ci et de ceux-là va être définitivement prouvée par le mythe de la descente d’agni.

Ce mythe n’est d’ailleurs comme tous les mythes primitifs qu’une induction fondée sur une observation réelle. Et ici je n’entends pas parler seulement du feu allumé par la chute de la foudre, quoique ce phénomène soit presque exclusive­ment pris en considération par M. Kuhn dans son livre Die Berabkunft des Feuers. Ce phénomène terrible ne paraît guère interprété, au moins par les Aryas védiques, que comme une œuvre de la colère céleste, VII, 46, 3 : « Ton trait (ô Rudra), qui, lancé du ciel, parcourt la terre, qu’il nous épargne ! » S’il a vraisemblablement suggéré la pre­mière idée de la descente du feu, cette suggestion, déjà con­firmée par une assimilation du feu terrestre aux feux célestes, fondée sur des sensations analogues de lumière, et, pour le soleil, de chaleur, l’a été encore par un raisonnement d’un caractère quasi-scientifique, qui a dû occuper la première place dans la conception du mythe propre aux poètes de ṛgveda. Le feu sort du bois, dont on le tire, comme nous le verrons, par le frottement. C’est ce qui fait dire de lui qu’il est né dans le bois, VI, 3, 3; X, 79, 7, qu’il est répandu dans les plantes, X, 1,2, qu’il est le fœtus des plantes, II, 1, 14. Or qu’est-ce qui fait germer et croître les végétaux qui fournissent ce bois ? La pluie. C’est donc la pluie qui en tombant sur la terre a apporté et introduit dans les plantes le feu qu’on y retrouve. Ce feu était caché dans la pluie comme il l’est là-haut dans le nuage, ou encore la pluie l’a enfanté comme le nuage l’enfante, ainsi qu’il sera expliqué dans le chapitre consacré aux relations des éléments mâles et des éléments femelles. L’observation des éclairs qui accom­pagnent la chute des eaux célestes, qui y sont mêlés, a pu d’ailleurs, indépendamment de la chute effective de la foudre, suggérer ce raisonnement, et a dû en tout cas le confirmer. Nous retrouverons plus loin la même conception à propos de la descente dans les plantes du soma ou breuvage céleste, identique, non pas comme on le croit généralement à la pluie, mais bien à l’élément igné que la pluie est supposée contenir. Pour le feu lui-même, les poètes y font des allu­sions assez claires. Ainsi nous lisons au vers VIl, 9, 3 qu’agni, fœtus des eaux, a pénétré dans les plantes, au vers V III, 43, 9 que son séjour est dans les eaux, qu’il monte dans les plan­tes, et qu’étant dans la matrice, apparemment dans la matrice des plantes, il naît de nouveau. Le premier hémistiche du vers 1,95, 10, si je l’entends bien, représente la descente d’agni mêlé aux eaux célestes qu’il fait lui-même couler : « Il prend pour route le torrent qui coule à travers l’espace aride; il atteint la terre avec les flots brillants (qu’il colore lui-même). » Le second hémistiche n’offre pas moins d’intérêt pour notre sujet : « Il dévore (littéralement, il reçoit dans son ventre) tout ce qui est vieux (le vieux bois), il pénètre à l’intérieur des plantes nouvelles. » J’interpréterais encore dans le même ordre d’idées ce passage, I, 141, 4 : « Quand il est amené de chez le père suprême, il escalade les plantes9… » Au reste la transformation en plante du feu tombé du ciel est un mythe fort ancien, commun, ainsi que l’a prouvé M. Kuhn, à tous les peuples de la race, et ce mythe paraît trouver une explication plus satisfaisante dans l’ordre d’idées qui vient d’être présenté, que dans la conception d’une descente d’agni sous la forme d’une pièce de bois à allumer le feu. Une telle conception paraît d’ailleurs étrangère à la mythologie védique, et M. Kuhn ne l’a tirée sur un autre domaine du mythe de Prométhée, qu’à l’aide d’une éty­mologie contestable.

L’idée de la descente du feu céleste sur la terre n’est d’ail­leurs pas présentée seulement sous la forme simple et trans­parente que nous avons constatée. La précieuse acquisition est rapportée, tantôt à un don des dieux, tantôt à l’opération de certains personnages tels que mātariśvan et les bhṛgu dont nous ne sommes pas encore préparés à bien compren­dre l’origine. Nous retrouverons plus loin ces mythes. Dès maintenant nous avons reconnu non seulement l’assimilation du feu terrestre aux feux célestes, mais encore l’origine céleste du premier. L’identité essentielle d’agni, de l’éclair et du soleil, va être confirmée par une nouvelle série de cita­tions relatives à la diversité des lieux d’origine, des séjours, des formes d’agni conçu comme un seul et même élément. Terminons seulement ce que nous avions à dire actuellement de la descente du feu par cette observation, qu’en raison même dé notre mythe, le titre de « fils du ciel » appliqué à agni IV, 15, 6; VI, 49, 2, n’implique plus nécessairement l’idée d’un feu céleste, et peut convenir également au feu du sacrifice. Notons encore une qualification donnée cou­ramment à agni, celle d’hôte, atithi, des hommes (voyez Grassmann, Wœrterbuch, s. v.), qui fait évidemment allu­sion à son origine céleste, et qui est en quelque sorte com­mentée dans ce vers, IV, 1, 9: « Il séjourne dans les demeures de l’homme, accomplissant le sacrifice ; le dieu est devenu le compagnon du mortel. » Nous passerons rapidement sur les textes qui mentionnent en termes généraux la multiplicité des formes d’agni. Les mortels invoquent ses noms, ou plutôt ses essences nom­breuses, VIII, 11, 5; cf. III, 20, 3. Ils le prient de leur accorder sa faveur sous tous ses aspects, IV, 10, 3 ; VII, 8, 5. Ses bûchers (? samhataḥ) ont toutes les formes, III, 1, 7. Les offrandes doivent, suivant une formule qui sera étudiée plus loin, faire croître ses corps nombreux, X, 98,10. Il séjourne dans tous les êtres, II, 10, 4. Il est enfanté, III, 54,19, ses essences, X, 80, 4, ses mâchoires, X, 79, 1, sont disséminées en divers lieux, et ainsi dispersé il reste un seul et même roi, III, 55, 4. Il est semblable en divers lieux, dans toutes les races, VIII, 11, 8; 43, 21. Aussi à la question posée au vers X, 88, 18: « Combien y a-t-il de feux », trouve-t-on dans un autre hymne, Vâl. 10, 2, la réponse: « Il n’y a qu’un feu allumé en plusieurs lieux. » Sans doute la multiplicité des formes du feu s’expliquerait déjà par la dissémination du feu terrestre en divers lieux, et en particulier du feu du sacrifice sur les autels des diffé­rents sacrificateurs. Tel peut être en effet le sens de plusieurs des passages cités10. Mais ce que nous savons déjà de la con­ception d’agni dans le ṛgveda nous montre aussi que ces formules peuvent avoir une portée beaucoup plus étendue. J’en dirai autant de celles où agni est invoqué avec les agnis, VII, 3, 1; Vili, 18, 9; 49, 1; X, 141, 6, avec tous les agnis, I, 26, 10; VI, 12, 6, où l’agni auquel on s’adresse, VIII, 19, 33, et particulièrement agni vaiśvānara (commun à toutes les races), I, 59, 1 est considéré comme un tronc dont « les autres feux sont les branches. » Sans doute les « autres feux » peuvent être les différents feux terrestres et sont en effet appelés au vers VI, 10, 2 les feux de Manus ou de l’homme, bien que d’ailleurs l’identification des différents dieux à agni, dont nous aurons à traiter plus loin, suggère une tout autre interprétation pour les pas­sages où ces feux reçoivent la qualification de dieux, III, 24, 4; VI, 11, 6; qu’en effet les dieux maruts reçoivent non-seulement l’épithète « brillants comme le feu », III, 26, 5, mais le nom même de feux, d’agnis , dans un hymne où ils sont invoqués en même temps qu’ *agni ; qu’enfin les dieux auxquels agni dans le vers VII, 1,22, doit rendre compte des actions des hommes, soient appelés les feux allumés par les dieux. Mais en tout cas, le feu principal dont « les autres feux sont les branches » d’après les vers I, 59, 1 et VIII, 19, 33, surtout quand il reçoit comme dans le premier de ces vers le nom de vaiśvānara « ou commun à toutes les races », expression dont le sens sera précisé plus loin, éveille bien d’après ce que nous savons déjà l’idée d’un élément dont les manifestations ne sont pas confinées dans le monde terrestre. — D’ailleurs, pour en revenir aux pre­mières formules citées, à côté des nombreuses essences d’agni dont il est question au vers VIII, 11, 5, nous trouvons mentionnée deux vers plus loin sa demeure « suprême », et c’est aussi sans doute aux formes célestes du feu que s’op­posent ses « aspects domestiques » dont parle le vers III, 1, 1511.

Les textes relatifs aux différentes formes, aux diffé­rents séjours, aux différentes naissances d’agni, sont souvent aussi plus précis. Les vers I, 57, 9 et 10, nous le montrent tour à tour dans les plantes et dans les eaux, ce qui ne peut naturellement s’entendre que des eaux célestes. D’après le vers III, 1, 13, le bois a engendré celui qui est le fils des eaux et des plantes. agni, connaissant (habitant) le nuage, séjourne chez les hommes et dans le sein des eaux, X, 46, 1. Je citerai littéralement, X, 91, 6: « Les plantes l’ont reçu comme un fœtus qui se reproduit réguliè­rement ; les eaux mères ont engendré agni : il est le (fruit) commun que les arbres, que les plantes devenues grosses enfantent tous les jours » ; et VI, 48, 5 : « Lui, le fœtus de la loi, que les eaux, que les pierres (ou les montagnes), que les bois nourrissent, qui baratté12 avec force par les hommes, naît sur la surface de la terre. » Le terme de montagnes ou de pierres peut s’entendre aussi bien des pierres réelles d’où jaillit le feu et des montagnes terrestres qui les fournissent, que des montagnes célestes qui sont, comme nous le verrons, les nuages ou la voûte même du ciel. Poursuivons nos citations. agni naît des eaux, de la pierre, du bois, des plantes, II, 1,1.Il est le fœtus des eaux, le fœtus du bois, le fœtus du monde mobile et du monde immobile13 , et séjourne dans la pierre (ou dans la montagne), I, 70, 3 et 4. Dans tous les passages qui précèdent14 la mention des eaux suggérait seule néces­sairement l’idée d’un feu céleste. La matrice préparée par les dieux qui est le séjour d’agni d’après levers VII, 4, 5, où il est présenté aussi comme le fœtus des plantes, des arbres, de la terre, est vraisemblablement un séjour supra-terrestre. Enfin, le vers I, 98, 2 attribue expressément pour séjour à agni le ciel comme la terre en même temps que toutes les plantes. Le vers III, 22, 2 ajoute au ciel, à la terre et aux plantes, les eaux et l’atmosphère. Ici, nous avons déjà, en dépit de la confusion produite par les mentions équivalentes de la terre et des plantes, de l’atmosphère et des eaux, tous les éléments de notre triade de feux. Si nous éliminons au vers X, 2, 7 le nom de tvaṣtṛ, au vers X, 46, 9, ceux de tvaṣtṛ, des bhṛgu, de mātariśvan , des dieux, conçus comme producteurs du feu, il nous reste la formule : « agni, que le ciel et la terre, que les eaux ont engendré. » C’est bien la triade des mondes15, les eaux représentant l’atmosphère.

Enfin le nombre trois est souvent expressément indiqué. Le vers X, 45, 1 porte en propres termes qu’agni est né une première fois du ciel, une seconde fois « de nous », c’est- à-dire sur l’autel, et une troisième fois dans les eaux, cf. 3. De là, au vers 2 : « Nous connaissons, ô agni ! tes triples es­sences triplement disséminées en beaucoup de lieux. » Dans le vers I, 141, 2, la première naissance d’agni dans le ciel est suggérée plutôt qu’exprimée; mais il est fait explicite­ ment mention de sa seconde naissance dans les sept mères bienheureuses, c’est-à-dire dans les sept rivières célestes, et de la troisième naissance où il a été engendré par les dix jeunes femmes, c’est-à-dire par les dix doigts. La naissance d’agni sur la terre occupe ici, plus naturellement en appa­rence, le dernier rang. Il en est de même au vers II, 18, 2 dont le premier pāda paraît signifier qu’agni est une pre­mière et une seconde fois capable de traîner un char mer­veilleux dont nous reparlerons, mais dont le second porte en tout cas que, la troisième fois, il est le hotṛ, le prêtre de l’homme.

C’est aussi, à ce qu’il semble, le feu du sacrifice qui occupe le troisième rang dans la triade assez mal définie du vers I, 164,1 : « De ce beau sacrificateur chenu (le soleil?) le frère moyen est dévorant16, le troisième frère est couvert de beurre. »

Au contraire le troisième séjour d’agni est au vers X, 1 ,3 son séjour suprême, également désigné par cette seule quali­fication de suprême aux vers I, 72, 2 et 4 ; cf. V, 3, 3.

Nous retrouverons plus loin le vers X, 88, 10 d’après lequel agni a été partagé en trois, et le vers III, 2, 9 où il est dit que des trois bûches d’agni, l’une a été déposée chez les mortels, tandis que les deux autres « viennent vers leur sœur ».

Ces deux autres représentent sans doute le soleil et l’éclair qui sont en tout cas suffisamment indiqués, dans les textes cités plus haut, par l’opposition du ciel et des eaux. A ce propos citons, à l’appui de la répartition des deux feux cé­lestes entre le ciel et l’atmosphère, le vers V, 85, 2 qui mentionne parallèlement à agni (l’éclair) dans les eaux, le soleil dans le ciel, et le vers X, 27, 21 qui place la fou­dre, c’est-à-dire encore l’éclair, au-dessous du séjour du soleil17.

Toutefois, par une transformation de l’usage des nombres mythologiques que nous verrons, dans le dernier chapitre de cette première partie, se réduire en loi, les trois lieux d’origine, les trois séjours, les trois formes du feu, finissent par être attribuées ensemble à l’espace supra-terrestre. C’est ainsi que le vers IV ,1, 7 attribue à agni trois nais­sances « suprêmes. » Au vers III, 17, 3, l’origine de ses trois vies paraît même rapportée à l’aurore seule qui est bien, comme nous le verrons, la mère d’agni, mais sous l’une de ses formes particulières, celle du soleil. Le vers I, 95, 3, après la mention des trois naissances, omet la terre18, et compte pour lieux d’origine, avec le ciel, la mer et les eaux, comme deux mondes distincts, bien qu’il ne puisse s’agir que d’une mer céleste.

Le chiffre trois reparaît encore dans d’autres passages où aucun trait particulier n’en vient préciser l’application. agni a trois demeures, triṣadhastha, et trois langues, trois corps aimés des dieux, au vers III, 20, 2, comme au vers I, 146,1, il a trois têtes . Le mythe des trois demeures s’est fixé dans deux composés servant d’épithète à agni, dont l’un, tripastya, ne lui est appliqué qu’une fois, VII, 39, 8, mais dont l’autre, triṣadhastha, accentué, tantôt sur la finale, tantôt sur la pénultième, est plus usité, V, 4, 8; VI, 8, 7 ; 12, 2; cf. X, 61,14.

Sans doute les trois séjours d’agni font songer aux trois foyers sacrés qui portent, dans le rituel du sacrifice, les noms de gārhapatya, d’ahavanīya et de dakṣiṇāgni. Il n’est pas impossible qu’ils les désignent quelquefois dans nos textes, et il est même peu probable qu’il faille en­ tendre autrement les trois matrices, ou séjours, où agni est au vers II, 36, 4 prié de s’établir. Si la répartition des trois naissances d’agni entre les trois mondes n’était pas prouvée par des textes formels, les partisans d’une interprétation purement liturgique des mythes védiques auraient pu songer à demander au rituel l’explication de celui qui nous occupe. J’insiste sur ce point parce qu’ils ont tenté ailleurs ce qu’il leur était trop évidemment interdit de faire ici. Mais, qui ne voit que de telles explications n’expliquent rien, ou plutôt que le détail du rituel ne peut trouver son explication que dans le mythe, bien loin de pouvoir servir lui-même à expliquer le mythe ? Ceux qui croient pouvoir rendre compte d’un mythe par le culte seul, commettent, en sens inverse, la même faute que les partisans d’un naturalisme exclusif. Dans le système d’interprétation qu’on trouvera suivi dans tout ce livre, c’est la combinaison des observations naturelles avec l’idée du culte sous sa forme la plus simple, qui a produit à la fois la complication des mythes et des rites qui en sont l’image. Pour nous en tenir à l’exemple du mythe des trois nais­sances du feu et du rite des trois foyers, il est clair que l’une des trois naissances serait inexplicable pour les mytho­logues qui ne tiendraient compte que des phénomènes célestes, comme deux des trois foyers le seraient pour les archéo­logues qui ne voudraient rien considérer en dehors de la liturgie. Ni le ciel seul, ni la terre seule, mais la terre et le ciel étroitement unis et presque confondus, voilà le vrai domaine de la mythologie védique, mythologie dont le rituel n’est que la reproduction.

Le mythe des trois feux constitue la véritable triade vé­dique, prototype des triades postérieures. Le ṛgveda en connaît pourtant déjà une autre19, celle du soleil, du vent et du feu, V III, 18, 9, répartie pareillement entre les trois mondes, X, 158, 1 : « Que le soleil nous protège du ciel, le vent de l’atmosphère, le feu du séjour terrestre. » Elle est clairement désignée en l’absence de ces trois noms dans le vers 44 de l’hymne 1,164, où nous avons rencontré déjà au premier vers la triade des feux: «Trois chevelus se manifestent régulièrement : l’un d’eux dans l’année (tout le long de l’an­née) rase (la terre en brûlant les plantes); un autre a la fa­culté de tout voir ; du dernier on ne voit que le passage et non la forme. » Cette triade ne diffère de la première que par la substitution du vent à l’éclair. Elle a été transformée de nouveau, non pas dans le ṛgveda, mais très anciennement encore, par la substitution d’indra au vent. Entre indra et le vent, la différence est ici pour nous de peu d’importance. Le fait essentiel est que l’éclair ait été remplacé par un autre élément assigné également à l’atmosphère, ou par un dieu dont l’action est conçue comme s’exerçant principalement dans ce monde intermédiaire. Or, l’une au moins des causes de ce fait est aisée à découvrir. Nous avons remarqué déjà que l’éclair, en tant qu’élément mâle, n’a pas dans la langue védique d’autre nom que celui du feu terrestre, d’agni. De là l’impossibilité d’une distinction nette, pour deux des per­ sonnages de la triade, autrement que par des épithètes ou des allusions diverses. Le nom d’agni étant d’ailleurs avant tout celui du feu du sacrifice, on comprend aisément que l’élé­ment le plus exposé à être supplanté par un élément ou par un dieu voisin était le feu de l’atmosphère ; c’est, en effet, ce qui est arrivé.

A propos du vent, je prierai le lecteur d’excuser ici une courte digression dont l’occasion, étant donné le plan que je me suis tracé, ne se représenterait pas dans des condi­tions plus favorables : elle est nécessaire pour que dans un livre, qui traite en somme, quoiqu’à un point de vue particu­lier, de la mythologie védique tout entière, cet élément du vent et le dieu qui le représente ne soient pas, en dépit de leur importance très-secondaire, surtout pour notre sujet, complètement passés sous silence.

Le vent est désigné dans le ṛgveda par deux noms, d’ailleurs formés tous deux de la même racine « souffler » : vāta et vāyu. Le premier est surtout le nom de l’élément, le second, le nom du dieu. Mais cette distinction n’a rien d’ab­solu. L’anukramaṇī rapporte, il est vrai, à vāyu seul tous les hymnes et les vers isolés adressés à la divinité du vent ; mais dans deux hymnes entiers, X, 168 et 186, cette divinité ne reçoit pas d’autre nom que celui de vāta, et le même mot figure dans des énumérations de dieux aux vers I, 186, 10; V, 41, 4; 46, 4; VII, 35, 4; X, 64, 3 ; 141, 5, comme les noms de bien d’autres objets matériels, il est vrai, tels que ceux des rivières, des montagnes, des arbres, dont il est pré­ cisément rapproché au vers Vāl. 6, 420. D’un autre côté, le mot vāyu peut désigner purement et simplement l’élément comme le mot vāta, et s’emploie de même que lui au pluriel.

Il était impossible que le vent ne jouât pas son rôle dans une mythologie naturaliste, quoique l’importance de ce rôle ait été très-réduite par la simplification qu’a produite dans la mythologie védique21 la prédominance décidée de l’élément igné. D’ailleurs, ses effets les plus frappants, ceux du moins qui devaient exciter le plus vif intérêt, n’étaient pas ceux qui se produisent sur terre, dans les bois, par exemple, X, 23,4; cf. 1,28, 6; 29, 6; cf. V, 78, 8, mais ceux qui sont liés aux phénomènes célestes de la pluie et du retour de la lumière. Les passages qui font allusion aux eaux, IV, 19,4, à un étang, V, 78, 7; cf. 8, à une mer, IX, 84, 4, soulevée par le vent, pourraient s’entendre déjà des eaux célestes. Arrêtons-nous seulement à ceux qui nous représentent le vent soufflant à travers les nuages, X, 31, 9, les amenant, X, 63, 5, enfin jouantun rôle important dans les phénomènes de l’orage, IV, 17, 12; V, 83,4, pour ne rien dire du couple que sous le nom de vāta il forme avec parjanya, le nuage. Ils suffiront pour nous faire comprendre qu’on demande les eaux à vāyu, VIII, 26, 25.

D’un autre côté les hymnes n’ont garde d’omettre les effets du vent sur le feu, qu’il excite sous le nom de vāyu, V, 19,5, comme sous celui de vāta, I, 148, 4; IV, 7, 3Oet 11; cf. VIII, 40, 1, et qui reçoit les épithètes vātajūta, [guidato dal vento, rapido come il vento] 1,58, 4; 65,8; VIII, 43, 4, vātacodita, [guidato dal vento] I, 58, 5; 141, 7, vātopadhūta [agitato o forzato dal vento] X, 91, 7, « excité par le vent», dont la première est également appliquée aux chevaux d’agni, I, 94, 10; 140, 4; cf. H, 1,6, et, ce qui revient au même, à ses flammes, VI, 6,3. Il était d’autant plus naturel d’étendre aux feux célestes ces effets observés sur le feu terrestre, qu’en réalité le souffle des vents dans l’orage coïncidait avec l’apparition des éclairs et précédait la réapparition du soleil. Nous ne nous éton­nerons donc pas que l’épithète vātajūta « excité par le vent » soit appliquée dans le vers, X, 170,1 à un être imparfaitement désigné, mais qui ne saurait guère représenter qu’un feu céleste, et dans le vers IV, 33, 1 aux ṛbhu-s, dont nous constaterons plus tard l’assimilation aux trois feux. Ainsi s’expliquent les passages qui reconnaissent au vent le pouvoir de faire la lumière (littéralement les rougeurs), X, 168,1, et même par extension de faire briller les aurores, 1,134,3.

Nous avons vu que dans la triade des feux, c’est au feu de l’atmosphère que le vent est substitué. L’attribution qui lui est faite de ce domaine intermédiaire se justifie d’elle-même, et elle est confirmée par les vers I, 161, 14 ; II, 14, 3 ; cf. X, 128, 2. L’expression « chemins du vent » semble même synonyme du terme d’atmosphère, III, 14, 3. Enfin, il semble que comme le mot vāyu a pris le sens d’ «air » dans la langue classique, celui de vāta désigne l’atmosphère elle-même dans les passages où les « vents » sont appelés « larges », IX ,22,2, et où il est dit qu’ indra dépasse « l ’étendue du vent », X, 89, 11.

La rapidité du vent est naturellement un thème banal et fournit un terme de comparaison pour la vitesse des dieux, d’indra, IV, 17, 12; de soma, IX, 97, 52; des aśvin-s, V, 41, 3; des deux sacrificateurs divins, V, 5, 7; d’un être, mal dé­terminé, mais qui paraît être le feu, I, 79, 1; des chants qui s’élancent, VII, 33, 8 ; de la fièvre qui quitte le malade, X, 97, 13; mais surtout pour celle des chevaux mythologiques, 1,163, 11; IV, 38, 3, ou non, VIII, 34, 17. Delà, comme nous le verrons, des chevaux mythologiques identiques aux vents eux-mêmes. Le bruit du vent, IV, 22, 4; VIII, 91, 6; X, 168, 1 et 4, joue dans la mythologie védique un rôle beaucoup plus important pour le sujet de ce livre, mais qu’il n’est pas temps encore d’étudier.

Le vent n’est pas seulement insaisissable, X, 95, 2; il est invisible. Nous l’avons déjà trouvé plus haut désigné par cette formule: « On voit son passage et non sa forme », 1 ,164, 44. Le vers X, 168, 4 exprime la même idée : « On entend son bruit et on ne (voit) pas sa forme. » Et cependant il est question au vers VIII, 46, 28 de sa forme digne de louange, et on ne lui attribue pas seulement un char brillant, IV, 48, 1 (refrain de l’hymne), mais on lui donne à lui-même les qualifications de « beau à voir », I, 2, 1, et même de « blanc » ou «brillant », VII, 91,3 ; cf. 90, 3. Il semble n’avoir pu em­prunter de pareils traits qu’à ce feu qu’il remplace en effet dans la triade. Remarquons encore que le mot mātariśvan qui dans le ṛgveda est, comme nous le verrons, un nom de feu, devient dans la langue classique un nom du vent. Nous sommes ainsi ramenés à notre point de départ, et nous concluons, qu’au point de vue spécial où nous nous plaçons, le vent doit nous intéresser surtout en tant que substitut d’agni.

Nous terminons ici la digression et revenons au sujet de la multiplicité des feux.

Après le rôle du chiffre trois dans la conception d’agni, il nous reste à étudier celui du chiffre deux. C’est à dessein que je renverse ici l’ordre naturel des nombres. La notion des trois feux est non-seulement plus complète, mais encore plus précise que celle des deux feux. Les deux feux en effet, bien qu’on rencontre au vers VIII, 43, 28 agni distingué seulement en tant que né dans le ciel, et né dans les eaux22, seront très rarement le soleil et l’éclair. L’opposition ordi­naire est celle du feu terrestre et d’un feu céleste.

Or la nature du feu céleste est sans doute quelquefois in­diquée. C’est ainsi qu’au vers X, 45, 10 le soleil est opposé à agni, vraisemblablement, puisque rien ne peut faire sup­poser le contraire, au feu du sacrifice, si toutefois on peut voir une opposition dans le seul fait de deux mentions paral­lèles, cf. X, 88, 18 et Vāl. 10,2. Au vers III, 29, 14, le feu qui brille sur le sein de sa mère peut être le feu terrestre, et en tout cas celui qui naît du ventre de l’asura et qui ne cligne jamais l’œil, paraît bien être le soleil. Enfin l’oppo­sition du feu du sacrifice et du soleil se retrouve, et cette fois avec des développements malheureusement assez obs­curs, aux vers VI, 12,1 ; 3 ; cf. VI, 6, 6; I, 150,1, du moins si le mot toda, comme M. Grassmann l’admet après M. Roth, y a le sens de soleil. D’un autre côté l’éclair, ou du moins apām napāt, le fils des eaux, qui représente, sinon exclu­sivement23, au moins principalement l’éclair, forme au vers VI, 13, 3, avec le feu du sacrifice, un couple protecteur des hommes. Il lui semble opposé au vers VIII, 91,7. Enfin deux formes sont attribuées à apām napāt lui-même, «qui brûle sans bûche dans les eaux, et que les prêtres honorent (īlate, terme consacré à l’agni du sacrifice) dans les cérémonies, » X, 30, 4. Dans un autre hymne adressé à la même divinité, il est dit plus expressément encore que le cheval (apām napāt ) a une naissance ici (sur terre) et une dans le ciel, II, 35, 6. Le vers 11 du même hymne oppose l’essence cachée d’apām napāt à celui qu’allument les jeunes femmes, c’est- à-dire les doigts, désigné encore au vers 12 par l’épithète d’inférieur à laquelle s’oppose au vers 14 la mention du séjour suprême, tandis que le vers 13 nous montre apām napāt opérant ici (sur la terre) avec le corps d’un autre (le feu du sacrifice), cf. 1,143, 1.

Cependant il arrive souvent que le feu du sacrifice est opposé à un feu céleste, que le séjour terrestre d’agni est opposé à un séjour supérieur, sans qu’aucun trait particu­lier puisse fixer le choix entre l’éclair et le soleil, entre l’at­mosphère et le ciel. C’est ainsi que les « aspects domesti­ques » d’agni sont opposés à ses « aspects divins », III, 54,1, sa naissance suprême à son séjour inférieur, II, 9, 3, que d’après le vers I, 128, 3, il établit sa demeure sur les pla­teaux inférieurs et sur les plateaux supérieurs. Le vers X, 87, 3 n’insisterait pas tant sur les deux mâchoires, l’infé­rieure et la supérieure, d’agni, qui reçoit en outre l’épithète ubhayāvin (tourné? des deux côtés — che contiene entrambi (Sani)), si ces deux mâchoires devaient s’entendre au sens vulgaire : elles correspondent évidemment aux deux mondes24.

L’āyu inférieur du vers IV, 2, 18, paraît être le feu du sacrifice, et cette expression suggère naturellement l’idée du supérieur. Elle se retrouve au vers 1,104,4, où le «nombril» de l’āyu* inférieur paraît désigner précisément la patrie cé­leste du feu terrestre, par une figure qui sera étudiée en dans le paragraphe suivant, cf. III, 5, 5.

L’agni au dos blanc dont parle le vers III, 7,1, parait être d’une façon générale l’agni céleste, par opposition à l’agni au dos noir du vers III, 7, 3, c’est-à-dire au feu terrestre qui noircit tout sur son passage, cf. I, 58, 4.

Le vers suivant oppose l’agni qui dévore le bois, c’est-à- dire le feu terrestre, au feu céleste désigné par la qualifica­ tion de «noble mâle », I, 140, 2 : « Celui qui a deux nais­sances s’élance trois fois25 sur sa nourriture, ce qu’il a dévoré repousse dans l’année ; avec la bouche, avec la langue de l’une (de ses formes, de ses naissances), il est le noble mâle : sous l’autre (de ses formes, dans l’autre de ses naissances), il s’empare des arbres, lui qui est fort. »

Le feu terrestre est le seul qui soit toujours présent, qui « n’émigre pas » (aproṣivān, VIII, 49,19). Aussi le vers V, 2, 1 oppose-t-il à l’enfant que sa mère garde dans son sein, c’est- à-dire à l’agni céleste, l’« aspect immuable » du feu que les hommes voient devant eux dans « le serviteur», c’est-à-dire dans le feu du sacrifice. De là l’opposition des deux séjours d’agni, l’un découvert, l’autre caché III, 55, 151, et au vers X, 79, 2 celle de sa tête cachée avec ses deux yeux (le soleil et la lune ? ou le soleil et l’éclair?) et de sa langue qui lui sert à dévorer le bois.

Signalons encore au vers VII, 30, 3 le rapprochement, à ce qu’il semble intentionnel, du feu du sacrifice, et de la clarté suprême qu’indra fait briller dans les combats26.

La notion d’un agni céleste a dû singulièrement favoriser la distinction d’un dieu du feu qu’on honore par le sacrifice, et d’un feu qui consomme ce sacrifice, distinction sur laquelle il est inutile d’insister, parce qu’elle se rencontre à chaque pas dans les hymnes. Contentons-nous de signaler quel­ques-uns des nombreux passages où agni est invité au sacrifice, X, 98, 9, est prié de venir sur le même char que les dieux, VII, 11, 1, de s’asseoir avec eux sur le barhis ou gazon du sacrifice, III, 14,2; cf. VII, 11,2. Son suppliant cherche à l’attirer de sa demeure suprême, VIII, 11,7, d’où il descend vers les inférieurs, VIII, 64, 15. La distinction d’ailleurs laisse subsister l’identité d’essence et aussi la divinité, déjà reconnue, du feu qui consomme le sacrifice. agni, comme le dit le vers VI, 11,2, offre le sacrifice à son « propre corps ».

Après le chiffre deux, et au delà du chiffre trois, nous aurions encore à signaler plusieurs nombres qui figurent tour à tour dans la notion du multiple agni. Mais la valeur en sera mieux comprise plus loin dans l’étude d’ensemble que nous consacrerons aux nombres mythologiques. Les nombres su­périeurs à trois seront pareillement réservés dans chacune des sections réservées aux divers éléments mâles et femelles, où l’on nous dispensera de répéter cette observation faite ici une fois pour toutes. Nous ne ferons d’exception, quand il y aura lieu, que pour le nombre quatre, en tant qu’il s’applique aux points cardinaux. C’est sans doute vers ces quatre points que sont dirigés les quatre yeux d’agni27, I, 31, 13 qui, selon l’observation déjà faite plus haut, fait face de tous côtés28.

  1. Il offre aussi cette particularité, qu’il est bon de noter parce qu’elle peut fournir l’explication de certains traits mythologiques, de faire face de tous côtés, I, 97, 6 et 7; 144, 7; II, 3, 1; X, 79, 5, et, comme ajoute le vers I, 94, 7, d’être beau de tous côtés. C’est donc à lui qu’appartient primitivement la qualification de caturanika « à quatre visages » que nous verrons appliquée à varuṇa dans un passage, V, 48, 5, où la mention de la langue suggère aussi d’ailleurs l’idée du feu du sacrifice. 

  2. On peut y ajouter la comparaison d’agnisavitri, dieu qui préside au cours du soleil, et qui est quelquefois confondu avec lui, IV, 6, 2; cf. I, 36, 13; 73, 3; 95, 7. 

  3. Les accusatifs kśitiḥ et nṛin sont construits paratactiquement. 

  4. Tadit. Je ne vois aucune raison d’abandonner dans ce passage et dans un autre, II, 23. 9, comme le font MM. Roth et Grassmann, le sens d ‘« éclair », seul établi pour ce mot par l’usage postérieur. 

  5. J’interpréterais de même les vers III, 27, it et Vili, 43, 4, ne voyant aucune raison de modifier comme le font MM. Roth et Grassmann, dans la ocution upa dyavi, le sens védique ordinaire de la préposition upa avec le locatif. 

  6. Sur l’éloignement d’agni, cf. V, 2, 4. 

  7. Cf. encore les passages où il est dit simplement qu’agni a étendu les deux mondes, V, 1, 7; VII, 5, 4. 

  8. L’agni qui au vers VI, 48, 6, remplit les deux mondes et court « avec sa fumée » dans le ciel, parait bien être en effet le feu du sacrifice. Voir plus loin, cf. VIII, 92, 2 

  9. Le sens du mot prikshudhah que je ne traduis pas est trop douteux pour qu’on puisse tirer de l’interprétation que M. Roth en propose (dévorant), un argument contre mon interprétation. — Le vers III, 14, 1 : « agni, fils de la force, qui a pour char l’éclair, qui a une chevelure de lumière, a répandu son éclat sur la terre, » est peu significatif. Il n’est pas certain que ces dif­férents traits doivent composer un tableau unique, ni même que l’éclat ré­pandu sur la terre doive s’entendre d’une descente effective du feu. 

  10. Cf. les passages qui constatent sa présence dans toutes les races, III, 1, 20; SI ; IV, 7, 1; VIII, 63, I, et passim, cf. V, 15, 4, et dans toutes les demeures, V,1,5; 6,8;11,4. 

  11. Celles des splendeurs d’agni qui portent le sacrifice, X, 188, 3, peuvent s’opposer simplement aux feux profanes, comme ceux des corps d’Agni qui sont propices et portent le mort dans le monde des pieux, X, 16, 4. 

  12. Cette expression sera expliquée plus bas. 

  13. Cf. III, 27, 9, le fœtus des êtres (de tous les êtres). 

  14. On peut leur comparer le vers I, 59, 3, d’après lequel agni est le maître des richesses qui sont dans les montagnes, dans les plantes, dans les eaux, chez les hommes. 

  15. Elle se retrouve au vers VIII, 44, 16, où l’idée exprimée n’est plus d’ailleurs celle des différents séjours d’,agni mais bien celle de son autorité dans les trois mondes : « agni tête, sommet du ciel, maître de la terre, met en mouvement les torrents des eaux. » 

  16. L’éclair? Ordinairement le feu dévorant est le feu terrestre. 

  17. Désigné d’ailleurs par un mot qui implique l’idée d’humidité, purīṣa. Voir au chapitre suivant la section des Eaux. 

  18. Il ne semble pas qu’on puisse trouver dans le second hémistiche l’équivalent de la mention de la terre qui manque dans l’énumération du premier. 

  19. Il n’y a peut-être pas d’importance à attacher à la triade d’indra, du soleil et de vena au vers IV, 58, 4. Il est cependant permis de remarquer que vena, identique à soma (voir le chapitre suivant), pourrait remplacer agni. Quant à indra, il a en effet plus tard été substitué au vent ; voir ci-après. 

  20. Dans les vers VI, 50, If; X, 91, 13, on rencontre à la fois le nom de vāyu et celui de vāta

  21. Et aussi sans doute dans la mythologie indo-européenne. 

  22. Cf. le vera III, 13, 4 où on lui demande seulement aussi les richesses du ciel et des eaux. 

  23. Il représente aussi le soleil. 

  24. La mention de l’atmosphère dans le second hémistiche pourrait peut-être d’ailleurs, si le rapport était plus clair, faire rentrer cette citation dans la série de celles qui nous ont servi à montrer l’application du nombre trois. 

  25. Probablement aux trois sacrifices du matin, de midi et du soir. 

  26. On peut comparer encore aux passages qui attribuent deux séjours ou deux formes à agni, ceux beaucoup moins significatifs d’ailleurs, qui le pré­sentent comme maître des richesses du ciel et de la terre, IV, 5, 11l ; VII, 6, 7 ; X, 91, 3, cf. III, 15, 6, ou de deux richesses, II, 9, 5. 

  27. On lui donne d’ailleurs aussi mille yeux, I, 79, 12. 

  28. Cf. aussi les passages où il est dit qu’agni protège des quatre côtés de l’horizon, comme X, 87, 20 et 21.