अग्नि

Le sacrifice céleste

da La religion védique d’après les hymnes du ṛgveda, tome 1, Abel Bergaigne, 1878

Le sacrifice céleste

Après avoir reconnu que, selon les idées védiques, le feu terrestre, et particulièrement le feu du sacrifice, est de même nature que les feux célestes, qu’il est descendu du ciel et qu’il y remonte, enfin que les hommes ont la même patrie que lui et y retournent avec lui, nous devons nous demander comment les auteurs des hymnes expliquaient la manifesta­tion dans le ciel de ce feu qu’ils allumaient eux-mêmes sur la terre. Avec cette question, nous abordons le sujet de l’as­similation des phénomènes célestes au sacrifice terrestre. Nous en traiterons ici, selon le planque nous nous sommes tracé, la partie qui concerne le sacrifice en général, et le premier élément du sacrifice, c’est-à-dire le feu, en particu­lier, réservant celles qui concernent les autres éléments pour l’étude spéciale qui sera consacrée à chacun d’eux.

La conception d’un sacrifice célébré dans le ciel trouverait déjà une explication dans l’ordre d’idées qui a fait l’objet du paragraphe précédent. Les ārya-s védiques, en confiant leurs morts au feu qui les emportait avec lui dans les régions supérieures, peuplaient le ciel d’habitants qu’on devait supposer adonnés dans leur nouvelle demeure aux mêmes œuvres que sur la terre, et avant tout à l’œuvre par excellence, au sacri­fice. C’est probablement en ce sens qu’il faut entendre le vers X, 92, 3 : «… Quand les vénérables eurent atteint l’im­mortalité, alors ils célébrèrent la race divine. » Le vers V, 15,2 est plus précis : « Ils ont, selon la loi, observé la loi durable dans l’acte efficace1 du sacrifice, au plus haut du ciel, eux qui, avec ceux qui sont nés (avec les races humaines), ont atteint les héros, qui ne sont pas nés (les dieux), siégeant dans le ciel dont ils maintiennent les lois durables. » La récompense accordée à la piété, d’après les vers VIII, 19, 17 et 18, con­siste, indépendamment d’avantages qui peuvent être rappor­tés à la vie terrestre, dans la célébration de sacrifices célestes : « 17. Ceux-là seuls, ô agni, les prêtres pieux, ô prêtre divin, ô dieu sage, qui t’ont établi (comme sacrifica­teur). — 18. Ceux-là seuls, ô bienheureux, ont fait un autel, des offrandes, des libations de soma dans le ciel, ceux-là seuls ont, dans les combats, conquis une grande richesse, qui ont mis en toi tout leur amour. » Enfin, au vers X, 107, 4, l’offrande que les bienfaiteurs des prêtres, arrivés au ciel, surveillent en même temps que le vent et l’hymne céleste (du vent), est probablement une offrande céleste.

Mais ce ne sont pas seulement les pères parvenus à l’im­mortalité, ce sont les dieux eux-mêmes qui sont considérés, comme célébrant des sacrifices dans le ciel. Nous ne pouvons actuellement que signaler le terme de ṛṣi-s divins appliqué aux sept ṛṣi-s, X, 130, 7, et dont on peut rapprocher celui de prêtres divins ; « Avec les prêtres divins, ô agni, tu es le plus vénérable des sacrificateurs », X, 2, 1, et d’ « anciens sacrificateurs divins », X, 128, 3. C’est en effet seulement au chapitre de l’Arithmétique mythologique, à la fin de cette première partie, que nous analyserons la notion des sept ṛṣi-s, aussi bien que celle des « cinq adhvaryu-s, » et des « sept prêtres », « dieux qui ont suivi les lois des dieux », III, 7, 7, et des sept hotṛ-s auxquels paraît appliqué égale­ment, X, 35,10, ainsi qu’aux sept ṛṣi-s, X, 109, 4, le titre même de dieux. Nous ne pouvons aussi, avant d’avoir con­sacré au mythe du puruṣa une étude qui sera mieux placée après celle du personnage de soma, que mentionner le sacrifice de cette victime par les dieux, sujet de l’hymne X, 90, auquel il est fait allusion également dans les trois pre­miers vers de l’hymne X, 130. Venons-en donc immédiate­ ment aux textes qui sont ici les plus intéressants pour nous, à ceux qui concernent les rapports des dieux, considérés comme sacrificateurs, avec le feu céleste.

Constatons d’abord qu’on dit des dieux, aussi bien que des hommes, qu’ils produisent, I, 59,2; III, 2, 3, qu’ils font, ni, 11,4, qu’ils allument, VI, 16, 48 ; cf. VI, 11, 6; I, 95, 9, agni, qu’ils l’allument pour en faire un messager, I, 36, 4. Cette notion s’est fixée dans le composé deveddha « allumé par les dieux », servant d’épithète à l’agni invoqué au vers X, 64, 3 dans une énumération de dieux, et aux agni-s, VII, 1, 22, que l’agni terrestre doit bien disposer en faveur des hommes et qui paraissent se confondre avec les dieux eux- mêmes.

Or, conformément au système de raisonnements analogi­ques sur lequel repose toute la mythologie védique, le feu devait être considéré comme allumé dans le ciel, et selon l’expression du vers I, 143, 2 dans le ciel suprême, par les mêmes procédés que sur la terre, particulièrement par le frottement de deux ārani-s. Ce mythe, que M. Kuhn a cru pou­voir rapporter à la période indo-européenne, n’est, il est vrai, expressément formulé dans aucun texte du ṛgveda. En effet, l’ārani d’or dont il est question au vers X, 184,3 sert aux aśvin-s, non pas pour allumer le feu céleste, mais pour faire sortir l’enfant du sein de la mère. Toutefois, ce trait que nous avons déjà relevé à propos de l’origine ignée de la race humaine, est évidemment emprunté au rite de la pro­duction du feu par le frottement des ārani-s, et l’ārani a d’or » maniée par les dieux aśvin-s ne peut être qu’une ārani céleste. On peut donc voir là une allusion indirecte à la production du feu céleste au moyen des ārani-s.

A la vérité, le feu peut être tiré dans le ciel d’un élément qui ne saurait le produire sur la terre, il y est « allumé dans la demeure des eaux », III, 25, 5. Mais il est tiré des eaux, comme il le serait du bois, par les « dix doigts » d’un opérateur céleste ; car on verra par la suite que les « mères » d’agni sont vraisemblablement les eaux dans le passage sui­vant, III, 23, 3 : « Les dix doigts l’ont engendré, lui l’anti­que, le bien né, dans les mères dont il est le fils chéri. » Je montrerai d’ailleurs en temps et lieu que les éléments d’où le feu est tiré sur la terre, c’est-à-dire le bois et la pierre, ont aussi, selon la mythologie védique, leur place dans le ciel. On verra que l’idée de la pierre, en particulier, était naturelle­ment suggérée par l’assimilation des nuages à des monta­gnes et par la notion de la « voûte » du ciel. Il s’agit donc probablement de la pierre céleste dans le vers II, 24, 7 où les compagnons de bṛhaspati dont nous avons parlé déjà, et qui sont rentrés au lieu d’où ils étaient venus après avoir observé les actes contraires à la loi (ibid. 6), semblent jouer un rôle analogue à celui des bhṛgu-s communiquant le feu aux hommes : « Fidèles à la loi, ayant observé les actes contraires à la loi, les sages se sont reposés de ce long voyage ; le feu qu’avec leurs bras ils ont allumé dans la pierre n’est pas éloigné (de nous) ; car ils l’ont lâché (laissé descendre sur la terre). » Comme allusion au rôle rempli par le bois, soit dans la production, soit dans l’ali­mentation du feu céleste, on peut citer, outre le texte relatif à l’ārani d’or des aśvin-s, celui où il est question de la « bûche », samidh, d’agni, brillant dans le ciel, V, 6,4; cf. III, 2, 9.

Les dernières citations, d’ailleurs, ne contiennent aucune mention des personnages qui allument le feu céleste, ou, comme le vers II, 24, 7, présentent des traits qui convien­nent, au moins en partie, aux pères. Remarquons à ce pro­pos que beaucoup d’autres passages intéressant le mythe du sacrifice céleste, mais ne renfermant, ni le nom des dieux, ni celui des pères, ni aucun trait assez caractéristique pour suppléer à l’un de ces noms, peuvent être rapportés aux pères aussi bien qu’aux dieux. Tels sont les suivants, I, 22, 21 :

« Les prêtres vigilants, chantant des hymnes de louanges, allument la forme (littéralement le séjour) suprême de viṣṇu (le soleil). » — X, 45, 1 : « … Le pieux ami des hommes chante en allumant dans les eaux la troisième (forme d’agni) qui est impérissable. » — Ibid. 3. Le céleste, l’ami des hom­mes, t’a allumé, ô agni, dans la mer, parmi les eaux, dans le sein du ciel ; les taureaux t’ont fortifié2 dans le troisième monde où tu séjournes, dans le sein des eaux. » — VII, 5, 1 : «… agni vaiśvānara, qui, dans le sein de tous les immor­tels, a été fortifié par les vigilants. »

Mais dans un bon nombre de textes, où la mention du feu allumé dans le ciel est également accompagnée d’allusions plus ou moins directes à un sacrifice, les dieux sont exprèssèment nommés. Le suivant, qui est une formule deux fois employée dans le ṛgveda, III, 9, 9, et X, 52, 6, est d’une clarté qui ne laisse rien à désirer : « Trois mille trois cent trente-neuf dieux ont honoré agni; ils l’ont nourri de beurre, ils ont répandu pour lui le gazon sacré, et l’ont institué sacrificateur. » En vain objecterait-on que cette formule, tant par le caractère artificiel du nombre de dieux mis en cause, que par la place qu’elle occupe à la fin de deux hymnes, trahit une origine relativement moderne. Les traits essentiels en peuvent être relevés dans d’autres textes dont il n’y a aucune raison de contester l’antiquité. Nous lisons en effet que les dieux ont honoré agni l’immortel, V, 3, 4, qu’ils ont tous ensemble pris agni pour messager et qu’ils l’honorent dans les sacrifices, V, 21, 3, qu’ils l’honorent de leurs chants en implorant son secours, I, 128, 8, qu’ils l’ont « oint », c’est-à-dire sans doute arrosé de beurre, en l’insti­tuant sacrificateur, III, 19, 5, qu’ils ont suivi, c’est-à-dire sans doute célébré selon les rites, le sacrifice d’agni, X, 12,3.

D’autre part agni reçoit le titre de purohita des dieux, III, 2, 8, et on ne peut guère hésiter à prendre ce terme dans son sens usuel de prêtre domestique, quand on voit ailleurs le même agni appelé « le sacrificateur établi dans le ciel qui fait réussir toutes les œuvres », I, 70, 8, « le sacrificateur très-expert qui est dans le séjour des eaux », 1 ,149, 4. Ainsi dans le ciel, comme sur terre, agni est non-seulement l’ins­trument, mais l’agent principal d’un sacrifice.

Nous réservons les textes relatifs aux sacrifices célébrés par les différentes divinités, pour les sections consacrées à chacune d’elles. Mais nous pouvons annoncer dès main­tenant que le caractère sacerdotal, commun d’ailleurs à la plupart des dieux védiques, paraît avoir été attribué tout spécialement, non-seulement aux trois ṛbhu-s et à la troupe des marut-s, mais à trita, à viṣṇu, à savitṛ-tvaṣtṛ.

On se demandera quelle pouvait être la signification d’un sacrifice célébré par les dieux eux-mêmes, et la confusion ou l’assimilation des pères et des dieux qui a déjà été signalée comme fréquente, suggérera d’abord l’idée que les attributs sacerdotaux ont été empruntés par les dieux aux pères, ou tout au moins que le mythe des dieux sacrificateurs n’est qu’une imitation du mythe des pères. En fait, nous avons eu l’occasion de citer par avance des passages d’après lesquels les dieux ont gagné par le sacrifice leur droit au sacrifice. Une idée analogue est exprimée dans l’un des textes qui établissent les rapports des dieux avec le feu, VI, 7, 4 : « Tous les dieux, ô immortel, t’acclament à ta naissance comme un enfant ; par ta puissance ils sont arrivés à l’immortalité, ô vaiśvānara, quand tu es sorti brillant de tes parents3. »

Il n’est même pas impossible de découvrir des personnages auxquels les dieux auraient réellement offert leur sacrifice. Déjà dans la formule deux fois répétée, I, 164, 49 et X, 90, 16, que nous venons de rappeler, on a vu les dieux qui, par le sacrifice, ont gagné leur droit au sacrifice, parvenir au ciel où sont les anciens dieux. Dans l’hymne X,151 sur la foi, śraddhā, il est dit au vers 3 des dieux, qui d’après le vers 4 pratiquent cette vertu en sacrifiant, qu’ils ont eu foi dans les puissants asura-s. C’est seulement dans la quatrième partie de ce livre que nous chercherons à déterminer le caractère de ces « asura-s » et de ces « anciens dieux ». Il nous suffit, quant à présent, de les avoir montrés habitant le ciel avant les autres dieux, et recevant leurs hommages.

Mais on ne se ferait encore qu’une idée très-incomplète du mythe qui nous occupe si l’on s’en tenait à ces deux idées de l’assimilation des dieux aux pères, et de la situation, primitivement subordonnée, des dieux vis-à-vis d’autres dieux plus anciens. Il faut même remarquer, en ce qui concerne la seconde, que les anciens dieux paraissent avoir été considé­rés eux-mêmes comme des sacrificateurs. Le sacrifice du puruṣa a été offert à la fois par les dieux et par des ṛṣi-s qui reçoivent l’épithète, d’ailleurs assez obscure, śādhya,4 X, 90, 7, appliquée dans le vers 16 du même hymne ( = 1, 164) 50) aux anciens dieux, premiers habitants du ciel, et sans autre application dans le ṛgveda. Au vers X, 109, 4, les « anciens dieux » paraissent également identifiés aux « sept ṛṣi-s ». Or, il semble que, pour eux du, moins, toute idée de subordination vis-à-vis d’autres êtres doive être écartée. D’autre part, nous lisons au yers X, 65, 7, que les « habitants du ciel » qui ont « inventé (littéralement engendré) le sacrifice », « se le sont offert à eux-mêmes.» Cette dernière citation nous place à un point de vue nou­veau, d’où le mythe du sacrifice des dieux va nous apparaître étroitement lié à la question de l’origine du sacrifice.

Les rites du sacrifice ont été transmis par tradition des pre­miers ancêtres de la race humaine à leurs derniers descen­dants. C’est en ce sens que le sacrifice est, comme nous l’avons vu déjà, appelé une chaîne tantu [=corda, trama, ragnatela], sur laquelle les générations successives tissent une trame continue. Nous avons eu aussi l’occasion, en étudiant divers noms d’ancêtres, de signaler les passages où les sacrifices de des ancêtres sont présentés comme les modèles des sacrifices actuels. On pour­ rait y ajouter ceux qui font mention des anciens sacrifica­teurs en général, V, 3, 8 ; 8, 1; 7, des prêtres premiers-nés qui reçoivent au vers 111, 29,15 le nom de kuśika-s et qui ont allumé le feu, chacun dans sa demeure, des mortels, pères des hommes actuels, qui ont eu chacun leur part du feu, VII, 1, 9, des anciens ṛṣi-s qui ont chanté agni, X, 98,9, et auxquels ce dieu a été vénérable comme il l’est aux nouveaux, I ,1,2, ou encore des prescriptions, nivid, anciennes que suit le sacrifi­cateur, II, 36,65. Dans le même ordre d’idées, agni est comparé à un héritage ou, pour employer les termes même du poète védique à « une richesse acquise par les pères, » I, 73, 1, et il est dit au vers I, 70, 10, que les hommes ont honoré agni en divers lieux et se le sont partagé oomme la fortune d’un père âgé, Nous réservons pour la section qui traitera de la prière, les textes relatifs à la prière ancienne, à la prière des pères, dont la prière actuelle n’est que la reproduction.

Mais les premiers ancêtres eux-mêmes, de qui tenaient-ils le sacrifice ? Nous constaterons successivement pour les divers éléments du sacrifice ce que nous avons constaté déjà pour le premier et le plus important d’entre eux, le feu, à savoir qu’on leur attribuait une origine céleste. Or, ce qu’on croyait des éléments du sacrifice, on l’a cru aussi du sacrifice lui-même. Nous lisons aux vers X, 181,1-3, non-seulement que vasiṣṭha, que bharadvāja, qu’une troupe d’anciens sacrificateurs non dénommés, ont apporté ou reçu du ciel, du soleil, de l’empire lumineux du créateur, de savitṛ, de viṣṇu, telle ou telle offrande, telle ou telle prière particulière, mais qu’ils ont « trouvé l’essence suprême du sacrifice qui d’abord était hors de leur portée et cachée » (vers 2), qu’ils ont « trouvé en priant le sacrifice tombé, le premier sacrifice allant vers les dieux. » Le terme est formel; de même que le feu, le sa­crifice lui-même est tombé du ciel, les hommes ne font donc aussi que l’y renvoyer comme ils y renvoient le feu. Le sacri­fice n’a d’ailleurs pu être agencé de toutes pièces dans le ciel, d’où il est tombé, que par les dieux eux-mêmes. C’est ainsi que le mythe du sacrifice des dieux nous apparaît comme la solution la plus naturelle, dans le système de la mythologie védique, du problème de l’origine du sacrifice. Les dieux ont fourni le modèle que les hommes n’ont eu qu’à imiter. Tel est le sens général de l’hymne X, 130 dont nous retrouverons les vers 2 et 3 quand nous nous occuperons du sacrifice du puruṣa auquel ils paraissent faire allusion, et les vers 4 et 5 quand nous traiterons de la parole sacrée et des mètres qu’on y voit assignés un à un aux différents dieux, non pas seulement à ce qu’il semble comme devant être employés de pré­férence dans les prières qui leur sont adressées, mais comme ayant été employés par eux-mêmes dans la cérémonie où « tous les dieux ont sacrifié un dieu » (vers 3). Les vers qui nous intéressent particulièrement ici sont le premier : « Ce sacri­fice tendu de toutes parts avec sa chaîne, tendu avec cent une œuvres des dieux (composante chaîne de l’étoffe), les pères qui sont venus le tissent: «Tisse par-ci, tisse par-là, » ainsi disent- ils quand il est tendu » et surtout le sixième et le septième : «6. C’est sur cela que se sont réglés les ṛṣi-s humains (cf. 5), nos pères anciens, quand le sacrifice fut né ; je pense, en les voyant, avec la pensée comme avec un œil, à ceux qui ont les premiers sacrifié ce sacrifice.—7. Aux sept ṛṣi-s divins qui sont retournés dans leur demeure avec les hymnes de louange, avec les vers, avec le type (du sacrifice); parcourant du re­gard le chemin des anciens, les sages, pareils à des cochers, ont saisi les rênes derrière eux. »Le «retour » des ṛṣi-s divins peut s’interpréter par leur disparition après une manifestation passagère dans le ciel(cf. 1 ,164,47; II, 24,6), aussi, bien que par une assimilation aux ṛṣi-s humains. Ils sont d’ailleurs ici nettement opposés à ces derniers, comme ayant donné l’exem­ple que les hommes n’ont fait que suivre, et ne diffèrent sans doute pas essentiellement des dieux dont il est question au vers 3, ni de ceux qui sont énumérés aux vers 4 et 5. Ce n’est pas tout. De même que les ṛṣi-s humains ont imité lés ṛṣi-s divins, agni, le sacrificateur par excellence, qui ho­nore les dieux avant l’homme, II, 3,3 ; X, 53,1, suit lui-même dans le sacrifice, en tant que feu terrestre, les lois d’un sa­crificateur plus ancien que lui, III, 17, 5; cf. 1, et celui-là doit être l’agni céleste, si l’on en juge par un vers du même hymne, III, 17,2, où le poëte réunissant dans une conception unique le feu de la terre et celui du ciel, dit à agni : « Comme tu as, ô agni, exercé la charge de sacrificateur (de hotṛ) de la terre, comme tu as, ô Jātavedas, exercé celle de sacrifica­teur du ciel, toi qui sais la remplir ; de même, avec cette of­frande, honore les dieux; fais aujourd’hui réussir ce sacrifice comme tu as fait réussir celui de Manus. » Aussi, voyons-nous au vers X, 57, 2, agni suffisamment désigné par la qualification de yajñasya prasādhana « qui accomplit le sa­crifice », et par l’application du participe āhuta « arrosé d’offrandes, » considéré comme « la chaîne du sacrifice tendue chez les dieux. » En souhaitant de « l’atteindre » ou de « l’obtenir, » le poëte veut sans doute faire entendre qu’il désire continuer le tissu, ou comme le dit le vers 1, ne pas s’écarter du chemin, accomplir exactement le sacrifice du soma. Nous retrouvons là l’assimilation ordinaire du sacri­fice à une chaîne, ou à un tissu, mais avec ce détail intéres­sant que la chaîne est tendue dans le ciel. Citons enfin le vers III, 1, 2, où il est dit en propres termes de personnages qui ne peuvent être que les dieux, et qui reçoivent en effet ce nom au vers suivant, « qu’ils ont du ciel éduqué les assemblées des sages et ouvert la voie, même à l’habile et au puissant. »

L’institution du sacrifice a coïncide avec la découverte du feu caché que nous avons vue attribuée à des personnages de nature équivoque, tels que mātariśvan et les bhṛgu-s, mais qui est aussi expressément rapportée aux dieux eux- mêmes. Dans le passage même auquel nous avons emprunté notre dernière citation, les dieux sont présentés à la fois comme découvrant, et comme honorant le feu, III, 1,2:

« Nous avons envoyé le sacrifice en avant; que le chant s’ac­croisse! Ils ont honoré agni avec des bûches et avec des hommages; ils ont du ciel éduqué les assemblées des sages; ils ont ouvert la voie même à l’habile, même au puissant. — 3. Le sage (agni) dont la pensée est pure, s’est réjoui, lui qui, par sa naissance, est apparenté au ciel et à la terre. Les dieux ont trouvé le brillant agni au milieu des eaux, dans l’œuvre des sœurs (des doigts). — 4. Les sept rapides (les eaux) ont fortifié le bienheureux qui naît blanc, et qui devient rouge en grandissant ; elles se sont élancées comme des cavales vers leur petit nouveau-né; les dieux ont admiré agni à sa naissance… — 13…… Les dieux eux-mémes ont prié6; ils ont honoré le puissant, trés-digne de louange, quand il fut né. »

Aux vers I, 65, 1-4, les « habiles » qui sont allés à la recherche d’agni, caché comme un voleur avec le bétail qu’il a dérobé, c’est-à-dire sans doute enfermé dans les eaux qui « le fortifient, » reçoivent la qualification de « dignes du sacrifice » et ne doivent pas être distingués des dieux « qui ont suivi les lois de l’ordre »; on peut voir d’ailleurs dans le dernier trait et dans cet autre : « Tous ceux qui sont dignes du sacrifice se sont assis près de toi (près d’agni) », une allusion à un sacrifice célébré par les dieux dans le feu qu’ils ont découvert. Les héros pieux qui, en chantant des hymnes composés par eux-mémes, découvrent le feu dont la disparition avait rempli les dieux d’effroi, 1,67, 3, et 4, ne sont probablement autres que les dieux eux- mêmes7. Il faut cependant tenir compte, dans les passages de ce genre, de la confusion toujours possible des pères avec les dieux. Ainsi l’hymne I, 72, dont le vers 2 nous montre « tous les immortels » cherchant et trouvant agni, offre, dans les vers 3 et 5 où les mêmes personnages sont repré­sentés comme honorant agni, des traits qui, nous l’avons vu plus haut, ne peuvent guère convenir qu’aux pères. Mais c’est bien des dieux qu’il s’agit dans le curieux hymne X, 51, où d’ailleurs la découverte du feu semble être l’occasion d’une restauration plutôt que d’une première institution du sacrifice, puisque agni y déclare qu’il s’est caché pour n ’étre pas contraint, comme l’ont été ses premiers frères (v. 6), de remplir le rôle de sacrificateur (v. 4). A la vérité, si c’est la race entière des dieux, au dire de varuṇa, portant la pa­role pour elle (cf. v. 7 et 8), qui a cherché agni, caché dans les eaux et dans les plantes (v. 3), celui qui l’a découvert, qui a aperçu «tous ses corps » (y. 1 e t 2), « toutes ses bûches » (y. 2), est yama, c’est-à-dire un personnage de nature équi­voque, tantôt dieu, tantôt homme. Mais ici yama reçoit expressément le nom de dieu (v. 1 et 2), et tous les dieux sont d’ailleurs associés à son œuvre. Une fois maîtres d’agni pour le décider à leur porter l’offrande, ils lui abandonnent les libations de beurre qui précèdent et suivent chaque oblation (v. 8 et 9) et lui promettent l’immortalité (v. 7).

Il est vrai que l’institution du sacrifice ne consiste pas seu­lement dans la célébration par les dieux d’un sacrifice céleste que les hommes doivent imiter sur la terre. Déjà nous avons vu que, comme tous ses éléments, le sacrifice lui-même est tombé du ciel. Dans notre hymne X, 51, on pourrait donc croire que le sacrifice auquel agni est préposé par les dieux est un sacriflce terrestre. Il faut remarquer pourtant qu’il n’y est question ni de la terre, ni de l’homme, au moins si l’on adopte la traduction déjà proposée plus haut (p. 70) pour le premier pāda du vers 5 : «Viens, en qualité de Manu pieux, désirant accomplir le sacrifice. » La mention des offrandes que doit porter agni (v. 7) ne paraîtra pas non plus décisive, si l’on se rappelle le vers d’après lequel les dieux ont inventé le sacrifice pour se l’offrir à eux-mêmes. Au con­ traire, la comparaison de l’hymne X, 52 est tout en faveur de l’interprétation inverse. L’analogie des deux morceaux, qui d’ailleurs se suivent immédiatement dans la collection des hymnes, est frappante : agni était caché quand les dieux l’ont établi porteur d’offrandes (v. 4); il les prie de lui apprendre comment et par quel chemin il doit leur porter l’offrande, quelle part il doit en offrir à chacun d’eux (v. 1); il leur demande l’immortalité (v. 5); le rôle de yama, dans le premier hymne, semble même rappelé dans le second par la qualification de « sacrificateur de yama » appliquée à agni (v. 3). Or nous y voyons également qu’agni est excité (v. 2), oint (v. 3) par les dieux, que ces actes assimilent à des sacrificateurs, et que, dans ces conditions, il naît de jour en jour et de mois en mois, probablement sous la forme du so­leil et sous celle de la lune. Enfin l’hymne se termine par le vers déjà cité : « Trois mille trois cent trente-neuf dieux ont honoré agni ; ils l’ont accru avec le beurre, ils ont répandu pour lui le barhis, puis l’ont institué sacrificateur. »

Dans beaucoup de passages, il est impossible de décider si c’est d’abord dans le ciel, ou si c’est immédiatement sur la terre, qu’agni est établi par les dieux porteur d’offrandes, III, 29, 7; VII, 11, 4; 17, 6; VIII, 91, 17, ordonnateur du sacrifice, IV, 1, 1 ; VIII, 19, 18, sacrificateur et porteur du sacrifice, VII, 16, 12, qu’il s’établit dans la demeure qu’ils lui ont préparée, VII, 4, 5; cf. VIII, 29, 2; VII, 1, 2, qu’il est engendré par eux comme étendard du sacrifice, VI, 7, 2. Ceux mêmes où il est dit que les dieux ont pris agni pour messager, VIII, 19, 21 ; 23, 18, pourraient faire allusion à un sacrifice céleste dans lequel les dieux enverraient agni à la terre comme les hommes l’envoient au ciel.

Cependant, au vers V, 8, 6, le rapprochement des qualités de « messager » et de «porteur d’offrandes » ne permet guère de songer au feu d’un sacrifice céleste. Au vers VI, 7, 1, l’agni, dont les dieux ont fait « comme une coupe dans leur bouche », est appelé « l’hôte des races », ce qu’il faut sans doute entendre des races humaines.

Il est dit d’ailleurs, en propres termes, qu’agni a été établi par les dieux, comme sacrificateur de tous les sacrifices «chez la race humaine », VI, 16, 1. que brillant d’abord chez ceux qui ont une vaste demeure (les dieux), X, 118, 8, il a été « allumé » par eux comme porteur d’offrandes chez la race humaine, ibid. 9. Plus généralement, la communication du feu aux hommes que nous avons vue rapportée à des per­sonnages de nature équivoque, tantôt hommes, tantôt dieux, comme mātariśvan et les bhṛgu-s, est aussi directement at­ tribuée aux dieux mêmes. Ils ont déposé agni chez les mor­tels, VIII, 73, 2, chez les races humaines, n , 4, 3, ils l’ont déposé ici-bas, III, 3, 5, ils en ont fait le premier ,āyu pour l’āyu, I, 31, 11, ils l’ont donné à manu, I, 36, 10. Les per­sonnages qui, d’après le vers I, 148, 1, ont déposé agni chez les races humaines, sont sans doute les mêmes que le vers 3 du même hymne désigne par la qualification de yajñiyāsah « dignes du sacrifice », c’est-à-dire des dieux.

Mais l’acte par lequel les dieux communiquent le feu aux hommes est assimilé à un sacrifice, aussi bien que la mani­festation du feu dans le ciel. Dans le dernier hymne cité, les dieux qui, d’après le vers 1, ont déposé agni chez les races humaines, l’ont, d’après le vers 3, saisi dans sa demeure éternelle, et l’ont honoré « d’hymnes de louange. » On pour­rait, il est vrai, contester la simultanéité de deux actes relatés dans des vers différents. Mais nous lisons aussi dans un seul et même vers, le 10e de l’hymne X, 88, que les dieux ont engendré agni dans le ciel en chantant un hymne de louange, et qu’ils l’ont partagé en trois. L’attribution de l’un de ces trois feux à la terre, déjà suggérée par la répartition ordinaire des trois formes d’agni, est formellement indiquée dans un texte analogue où la mention des « dieux » est seulement remplacée par celles des « uśij (voir p. 57) immor­tels, » III, 2, 9: «Les uśij immortels ont purifié trois bûches d’agni, du (dieu) rapide qui fait le tour du monde ; ils en ont déposé une chez les mortels pour qu’ils en jouissent; les deux autres se sont avancées dans l’espace vers leur sœur. » Au vers X, 56, 6 ce sont les « pères » qui sont substitués aux dieux comme ayant divisé « en deux, » c’est-à-dire sans doute fait apparaître sous deux formes dont l’une devait appartenir à la terre, l’asura céleste dont ils sont les fils et qui ne peut guère représenter qu’agni. La « troisième œuvre » par laquelle ils ont obtenu ce résultat est vraisemblablement encore un sacrifice. Pour en revenir au vers X, 88, 10, remarquons que l’assimilation à un sacrifice de l’acte, par lequel les dieux ont partagé agni en trois feux dont l’un devait être le feu terrestre, ne résulte pas seulement de la mention d’un hymne de louange contenu dans le même vers, mais de l’ensemble de l’hymne, consacré presque tout entier à la description du sacrifice des dieux. Il est en effet question dès le premier vers d’une offrande sacrifiée dans le feu céleste. Nous lisons au vers 7 que tous les dieux ont, en réci­tant un hymne, sacrifié une offrande dans le feu céleste allumé ; au vers 8 qu’ils ont institué (littéralement, engendré) la récitation de l’hymne, puis le feu, puis l’offrande ; au vers 9 que dans le feu ainsi institué ou engendré, ils ont sacrifié tous les êtres. On sait déjà d’ailleurs que le partage du feu en trois est devenu un rite du sacrifice terrestre.

Résumons, avant de l’envisager sous un nouveau jour, ce que nous savons déjà du sacrifice céleste. Nous l’avons vu célébré par les dieux aussi bien que par les pères. Nous l’avons vu offert par les dieux à des dieux plus anciens, comme il l’a été aux dieux par les pères. Mais surtout nous l’avons vu se confondre avec l’institution même du sacrifice, souvent rapportée sans doute aux premiers pères, mais remontant toujours en dernière analyse aux dieux mêmes. Dans ce sacrifice céleste nous nous sommes bornés, selon notre plan, à relever le rôle d’un seul élément, mais du plus important de tous. Nous avons constaté que le feu était allumé dans le ciel par les dieux de la même manière qu’il l’est par les hommes dans le sacrifice terrestre. La découverte du feu céleste et la communication de ce feu aux hommes nous ont paru les moments essentiels du sacrifice des dieux, en tant qu’il représente l’institution du sacrifice dans le ciel, et le transfert sur la terre du sacrifice ainsi institué.

Il est temps main­tenant de nous demander à quoi le sacrifice des dieux corres­pond dans l’ordre naturaliste. La réponse à cette question sera la constatation du fait signalé en tête de la présente section comme en formant le vrai sujet, à savoir l’assimila­tion des phénomènes célestes au sacrifice.

Le feu allumé et honoré par des sacrificateurs célestes, que ce soient les dieux ou les pères, ou considéré lui-même comme un sacrificateur opérant dans le ciel, ne peut être que l’éclair ou le soleil, et la célébration du sacrifice où il joue le principal rôle doit correspondre, dans l’ordre purement naturaliste, à l’orage ou au lever du jour. Quelques traits des citations précédentes ont pu déjà paraître empruntés, soit à l’un, soit à l’autre de ces phénomènes. On aura remarqué particulièrement la mention fréquente des eaux. Il est dit encore des eaux, si souvent appelées les mères du feu, qu’elles ont engendré le sacrifice, X, 121, 8, que le sacrifice a été déposé en elles, VIII, 41,8. Peut-être faut-il interpréter dans le même ordre d’idées le vers X, 61, 2 d’après lequel cyavāna a fait l’autel avec de doux liquides. Mais l’allusion à l’éclair et à l’orage est tout à fait claire dans le vers I,31,3 ; « Les deux mondes ont tremblé au moment où le sacri­ficateur a été choisi. » Il est dit de même au vers I, 151, I que a les deux mondes ont tremblé » quand « les pieux ont dans l’assemblée (du sacrifice) engendré (agni) en qualité de mitra au milieu des eaux, » et qu’au même moment une « lumière » a brillé et un « chant », cf. X, 11, 4, s’est fait entendre. Dans l’hymne VII, 33, dont la seconde partie a été traduite plus haut, le ṛṣi vasiṣṭha est successivement appelé une splendeur sortant de l’éclair (10), une goutte tombée par l’effet de la prière divine, que tous les dieux ont reçue dans la cuillère (11), un prêtre (11) placé dans le ciel puisqu’on l’invoque (14), et qui y parle le premier en portant la pierre (à presser le soma), ibid. On doit voir maintenant que ces traits qui alors étaient restés obscurs, au moins en partie, et qui ne seront d’ailleurs complètement expliqués que par l’identification d’agni et de soma, se rapportent à l’orage conçu comme un sacrifice dont les dieux sont les prêtres, et dont l’éclair vasiṣṭha est le feu et le prêtre à la fois. Quant au soleil, il est non-seulement comparé à un feu brillant allumé et « honoré d’offrandes », VIII, 25, 19, mais expressément appelé, comme agni l’était plus haut, le purohrohita des dieux, VIII, 90,12. D’après cela il semblerait déjà légitime de rapporter aux dieux, ou tout au moins à des sacrificateurs célestes, ce passage : « Ils ont honoré la face de l’agni sublimé, la face brillante et sacrée du soleil dans le ciel », X, 7,3, lors même que nous ne devrions pas retrouver plus loin, en étudiant les divinités particulières qui y sont mentionnées, ce passage décisif : « mitra et varuna, ô puis­sant agni, tous les marut-s, t’ont chanté un hymne, lorsque, plein d’éclat, ô fils de la force, tu t’es élevé, soleil, au-dessus des races des hommes », III, 14, 4. agni est appelé « le sacrificateur aimé » dans deux passages où il paraît encore identifié au soleil, dans l’un, comme s’éveillant du sein des aurores, VII, 9,1, dans l’autre comme brillant du haut du ciel à la suite des aurores, III, 6,7 : ce dernier ajoute que les dieux l’ont loué. Nous avons vu que les dieux, en honorant agni dans des sacrifices, l’ont pris pour messager, V, 21,3 ; or, la qualification de sacrificateur « chenu », c’est-à-dire antique, paraît désigner le soleil au vers I, 164, 1 où sont décrites les trois formes du feu, de même que celle de mes­sager chenu au vers III, 55, 9, d’après lequel ce messager s’avance plein d’éclat et contemple les hommes.

Dans l’hymne X, 88 qui, comme nous avons eu déjà l’occa­sion de le dire en en citant plusieurs vers, est consacré presque tout entier au sacrifice des dieux dans le feu céleste, ce feu, plusieurs fois désigné par le nom de vaiśvānara, paraît représenter principalement le soleil. Sans insister sur diffé­rents traits qui pourraient convenir à l’éclair aussi bien qu’au soleil: « Le monde était caché, dévoré par l’obscurité, la lumière est apparue à la naissance d’agni » (vers 2) ; « agni a couvert de son éclat le ciel, la terre, les deux mondes et l’atmosphère » (vers 3) ; « …. Tu t’es tenu, ô agni, au sommet du monde » (vers 5) ; sans décider si le soleil doit être distingué d’agni ou confondu avec lui au vers 6 ; « agni est pendant la nuit la tête de la terre, ensuite naît le soleil (ou il naît comme soleil) se levant le matin », nous nous contentons de citer les vers 13 et 14 qui sont décisifs : « 13. Les sages qui ont droit au sacrifice, les dieux ont engendré agni vaiśvānara l’immortel, l’astre antique qui ne s’éteint pas et qui marche, puissant et haut, surveillant du yakṣa. — 14. Nous adressons nos prières au sage agni, à vaiśvānara qui brille tous les jours. » Ils nous permettent de traduire en le rapportant à agni le vers 11 : « Quand les dieux qui ont droit au sacrifice l’ont placé dans le ciel comme soleil, fils d’aditi », et ne laissent aucun doute sur le sens du vers 12 : « Les dieux ont fait d’agni vaiśvānara l’éten­dard des jours pour tous les êtres… »

D’après le vers X, 52, 3, l’agni, le sacrificateur « oint » par les dieux, naît « de jour en jour », et « de mois en mois. » Ce passage paraît faire allusion à la fois au soleil et à la lune. Enfin l’éclair peut être représenté, aussi bien que le soleil sous la figure de l’oiseau décrit dans l’hymne X, 177, et qui, d’après le vers1 , a été «oint» par la puissance de l’asura.

La périodicité du sacrifice célébré par les dieux, impli­quée par celle des phénomènes qu’il représente, est expres­sément indiquée dans l’avant-dernière citation. Comme preuve que ce sacrifice, bien que rejeté plus ordinairement dans le passé et confondu, comme nous l’avons vu, avec l’in­stitution même du sacrifice, est quelquefois aussi rapporté au temps présent, on peut citer encore l’hymne X, 101 où les sacrificateurs qui sont invités, au vers 1 à allumer le feu, et au vers 2 à faire des prières, sont d’après le vers 9 des dieux, et semblent invoqués en cette qualité dans le vers 1 lui-même. Remarquons en outre qu’au vers V, 51, 3, les dieux invoqués avec agni reçoivent la qualification de « prê­tres qui se mettent en marche le matin », et enfin que d’après le vers III, 4, 2, les dieux honorent par le sacrifice « trois fois le jour » une forme d’agni désignée sous le nom de tanūnapāt9.

Pour rendre compte de l’assimilation des phénomènes célestes actuels à un sacrifice, l’idée de l’institution du sacrifice par les dieux ne suffit plus. On pourrait supposer, il est vrai, que le fait d’un sacrifice céleste étant admis pour expliquer l’origine du sacrifice, et l’identification de ce sacrifice avec un orage ou un lever de soleil étant d’ailleurs naturellement suggérée par les deux formes principales sous lesquelles se manifeste l’agni céleste, l’éclair et le soleil, l’interprétation une fois reçue pour ces phénomènes lors de leur première apparition, aurait été appliquée à leur reproduction périodique par une extension analogique. Mais le mythe du sacrifice des dieux est encore susceptible d’une nouvelle explication, qui convient au sacrifice actuel aussi bien qu’au sacrifice ancien, et qui, sans rien ôter de leur valeur aux précédentes, puisqu’un même mythe peut très-bien avoir plusieurs origines, les complète et en quelque sorte les couronne. Cette explication d’ailleurs repose sur une concep­tion qui doit faire l’objet du paragraphe suivant, celle de l’efficacité toute-puissante du sacrifice, qui a fait rapporter à cet acte, comme à son principe, l’ordre entier de l’univers. Avant d’en entreprendre l’étude, nous compléterons les citations relatives au sacrifice des dieux en relevant les textes qui établissent, soit formellement, soit par voie d’al­lusion plus ou moins directe, un parallèle entre ce sacrifice et celui des hommes.

Remarquons d’abord à ce propos, ce qui du reste est fort naturel, que l’opposition des dieux et des hommes, II,27,10; IV, 54, 2; VII, 52, 1; cf. III, 59, 9, ou de la race divine et de la race terrestre, VII, 46, 2, est fréquente dans le ṛgveda comme celle du ciel et de la terre, que par suite les textes où il est question des deux races, I, 131, 3; 141,11 ; 179, 6; cf. I, 122, 14; 124, 6; 190, 7; VIII, 90,10, peuvent être aisément soupçonnés d’allusion à la même opposition10, lors même que la mention des deux races ne serait pas, comme au vers II, 24, 10, immédiatement expliquée dans le vers sui­vant par celles de «la demeure inférieure » d’une part, et des « dieux » de l’autre. agni, tout particulièrement, est mis en rapport tantôt avec les dieux et les hommes I, 70,1-2 et 6; 141,6; III, 1, 17; 3, 6; 16, 4; IV, 1,20; V, 25,4; VI, 15, 13; VIII, 39, 6; cf. III, 24,4; VIII, 39, 10; X, 69, 9; tantôt, ce qu’il faut évidemment entendre de même, avec les deux races, I, 31, 7; 189, 7; II, 2, 4; IV, 4, 14. Sans doute, la mention des deux races avec lesquelles agni est en relation n’implique pas nécessairement l’idée de deux sacrifices, l’un céleste et l’autre terrestre, puisqu’un seul de ces sacrifices, et en particulier celui des hommes, fait de lui un intermé­diaire entre les deux races, II, 6, 7; IV, 2, 2, entre les hom­mes et les dieux, ibid. 3, entre les races divines et humaines, VII, 4, 1. On pourrait expliquer ainsi par les rapports que le sacrifice établit nécessairement entre le ciel et la terre, le terme «d’ordonnateur » (arati) « des deux mondes » appliqué à agni, I, 59,2; II, 2,3 ;VI, 49, 2 ; VII, 5,1 ; X, 3, 7, quoique le vers IV, 2, 1, d’après lequel agni a été « établi » comme ordonnateur, à la fois chez les mortels et chez les dieux, suggère l’idée de deux œuvres distinctes. Mais le terme de « sacrificateur des deux mondes », IV, 3, 1; VI, 16, 46, est plus significatif, surtout si l’on en rapproche le vers III, 17,2 déjà cité : « Comme tu as, ô agni, exercé la charge de sacri­ficateur de la terre, comme tu as, ô jātavedas, exercé celle de sacrificateur du ciel, toi qui en es capable… » Le double titre de messager des dieux et messager des mortels, X, 4, 2, qu’on pourrait être tenté d’interpréter simplement en ce sens qu’agni qui porte aux dieux l’offrande, rapporte aux hommes la richesse, VII, 9, 1 ; cf. I, 26, 8, prend une tout autre importance au vers VI, 15,8 ; cf. 9, d’après lequel les dieux et les mortels, qui ont pris agni pour messager et pour porteur d’offrandes, se sont assis, les uns et les autres, auprès de lui, en lui rendant hommage. L’allusion au double sacrifice, céleste et terrestre, n’est pas moins claire dans plusieurs autres textes.

Passons rapidement sur ceux qui portent simplement qu’agni a été allumé par les mortels et par les dieux, V, 3, 8, que les deux races favorisent sa naissance (ou le font naître), 1 ,141,4, qu’il a été établi comme purohita de manu et qu’il est mis en mouvement par les dieux, III, 3, 2. N’insistons-pas non plus sur ceux d’après lesquels les dieux et les hommes ou les deux races ont établi agni comme porteur d’offrandes, X, 46, 10, en ont fait celui qui accomplit la cérémonie, X, 92, 2. En effet, il n’est pas certain dans ces derniers qu’il s’agisse de deux sacrifices différents, et aucun trait n’indique dans les premiers que l’opération des dieux soit considérée comme un sacrifice. Mais il ne saurait y avoir de doute sur la portée des passages suivants, X, 150, 4 : « Le dieu agni a été le purohita des dieux; les ṛṣi-s humains ont allumé agni. » — X, 122,7 : « Les hommes ont sacrifié en te prenant pour messager au lever de cette aurore ; les dieux pour t’honorer t’ont accru, ô agni, en t’arrosant de beurre dans le sacrifice. » — VI, 1,5: « Les peuples t’accroissent sur la terre, les deux races t’accroissent pour la richesse. » — V, 21, 3 et 4 : « Tous les dieux réunis t’ont pris pour messager; ils t’invo­quent, toi qui es dieu toi-même, ô sage, en t’honorant dans les sacrifices. — 4. Que le mortel invoque votre dieu agni dans le sacrifice qu’il offre aux dieux!… » — VII, 5, 1 et 2: … vaiśvānara qui, dans le sein de tous les immortels, a été accru par les vigilants. — 2. agni a été établi et est invoqué dans le ciel et sur la terre11. » II est permis aussi de voir une allusion au double sacrifice, céleste et terrestre, dans le vers I, 60, 2 d’après lequel les deux races suivent l’enseignement d’agni, cf. V, 43, 15. Le vers VII, 97, 1 oppose formelle­ment « le sacrifice du ciel » à « la demeure de la terre. » Les offrandes de deux sortes que goûtent, d’après le vers VII, 2 ,2 , les dieux assimilés dans ce passage même à des sacrificateurs par l’épithète dhiyaṃdhāh, « pieux, » sont sans doute les offrandes des hommes, et celles du sacrifice qu’ils célèbrent eux-mêmes à leur profit. Je crois comprendre également au vers VII, 39,5, qu’agni est prié de porter à différents dieux les chants du ciel et de la terre.

L ’opposition des deux races qui sacrifient est en effet quel­ quefois remplacée par celle du ciel et de la terre remplis­sant les mêmes fonctions. Le ciel et la terre sont appelés les conducteurs du sacrifice, IV, 56, 2; cf. 6 et 7, et ils l’offrent aux dieux, VI, 70, 5, et reçoivent ensemble le nom de puro­hita qu’on peut prendre, moitié au sens étymologique, moitié au sens technique, dans cette formule : « Ils ont été mis en avant (c’est-à-dire choisis pour prêtres), quand il s’est agi de choisir le sacrificateur», VI, 70, 4; cf. VII, 53,1. Or, si l’office du ciel et de la terre comme conducteurs du sacri­fice parait se réduire au vers II, 41, 20, à transmettre aux dieux le sacrifice de l’homme, l’origine première de la for­mule parait plutôt devoir être cherchée dans la conception des deux sacrifices, céleste et terrestre. A l’appui de cette interprétation, je citerai les vers III, 6, 2 et 3, d’après les­ quels agni, dont les chevaux s’élancent à la fois du ciel et de la terre, a été établi sacrificateur « par le ciel, par la terre » et par ceux qui ont droit au sacrifice (les dieux), et surtout le vers VI, 12, 2, dont le premier hémistiche nous montre « le ciel » sacrifiant dans agni, tandis que le second mentionne « les offrandes de l’homme ».

L’opposition du sacrifice des hommes et de celui des dieux correspond à celle du feu terrestre et du feu céleste. Mais on compte aussi trois formes d’agni. Nous pouvons donc nous attendre à rencontrer la mention de trois sacrifices correspondant à ces trois formes. Et en effet je ne doute pas que les trois assemblées fréquentées par agni, dont il est question au vers VIII, 39, 9 ; cf. 8, ne soient celles des sacrificateurs des trois mondes, comme les deux assemblées dont parle le vers 1 du même hymne sont évidemment celles des hommes et des dieux. J’interprète de même le triple barhis (gazon du sacrifice) du vers VIII, 91, 14. Le sens de la formule d’après laquelle agni entoure triplement le sacri­fice, IV, 15, 2; cf. IV, 6, 4 et X, 122, 6, est plus douteux. Il ne faut pas oublier en effet qu’agni a trois places dans le seul sacrifice terrestre, et que ce sacrifice comprend trois cérémonies dans un seul jour. Nous avons vu que ce dernier trait n’était pas étranger à la conception du sacrifice céleste (cf. encore III, 56, 5-8).

Nous verrons que les « cinq races » sont celles des quatre points cardinaux et du ciel. Les textes portant que les cinq races honorent, VI, 11, 4, ou ont honoré, X, 45, 6, agni, peuvent donc être considérés comme faisant allusion au sacrifice des dieux en même temps qu’à ceux des hommes. Un passage particulièrement intéressant à cet égard est le vers I, 31, 5, d’après lequel agni était au commencement ekāyu, c’est-à-dire sans doute honoré par une seule race, celle des dieux.

  1. Le mot çāka, oxyton, paraît signifier « force, puissance, » non-seule­ment dans ce passage, mais aux vers IV, 17,11 ; V, 30, 10 ; VI. 19,4. 

  2. Terme consacré pour exprimer l’action du sacrifice sur agni, et plus généralement sur les dieux. 

  3. lci probablement le ciel et la terre. 

  4. nota dell’editore: i sādhyāḥ dovrebbero essere gli abitanti di vaikuṇṭha, la sacra dimora di viṣṇu 

  5. Dana ce passage d’ailleurs le sacrificateur est sans doute agni lui- même. agni, comme nous le verrons, est à la fois ancien, honoré par les anciens, V, 8, 1, et nouveau, honoré par let nouveaux. 

  6. Littéralement « Ils se sont unis à la pensée », cf. I, 164, 9. Mais la « pensée », quand il s’agit d’ « honorer » agni, ne peut être que la « prière ». 

  7. Cf. VI, 9, 7 : « Tous les dieux effrayés t’ont rendu hommage, ô agni, quand tu te tenais dans l’obscurité ». 

  8. D’après le vers II, 2, 3; cf. 4, c’est au fond de l’espace que les dieux ont établi agni comme ordonnateur du sacrifice pour le ciel et la terre. 

  9. agni est d’ailleurs compté avec varuṇa et mitra parmi les dieux qui honorent tanūnapāt, c’est-à-dire agni lui-même. 

  10. Remarquons pourtant que l’opposition des êtres mobiles et des êtres immobiles, IV, 63?, 6, celle des bipèdes (hommes) et des quadrupèdes, X, 37, 11, celles des prêtres et de ceux qui les emploient, II, 2, 12, celle enfin des parties adverses dans un combat, II, 27,15, pourraient peut-être aussi fournir l’explication de certains textes où la mention d’un dualisme est faite, comme dans plusieurs des derniers vers cités, en termes peu précis. 

  11. On pourrait entendre aussi « Agni invoqué dans le ciel a été établi sur la terre. » Ce passage devrait alors être ajouté à ceux qui prouvent que la communication du feu aux hommes par les dieux aété assimilée à un sacrifice.