मन्यु

manyu

da La religion védique d’après les hymnes du ṛgveda, tome 3, Abel Bergaigne, 1878

La colère divine

J’ai déjà plus haut, en cherchant à déterminer le rôle de rudra dans les phénomènes naturels, et tout en montrant qu’il devait, tant comme « père » que comme « archer » céleste, participer du caractère équivoque inhérent à ces deux con­ceptions mythologiques, j ’ai, dis-je, annoncé que le côté mal­veillant de sa nature nous était surtout révélé par la forme des prières qui lui sont adressées. Le moment est venu d’in­sister sur ce point. Il n’y a dans tout le ṛgveda que trois hymnes adressés en entier à rudra, et ces trois hymnes sont en grande partie composés de formules de déprécation. L’auteur de l’hymne I, 114 implore sa pitié aux vers 2, 6 et 9 (cf. X, 66, 3; 169, 1), le prie au vers 3 de venir dans des dispositions exclusivement bienveillantes, et précise dans les suivants ce qu’il redoute de lui :

« 7. Ne frappe pas celui des nôtres qui est grand, ne frappe pas celui qui est petit, ne frappe pas l’adolescent, ne frappe pas l’adulte, ne frappe pas notre père, ne frappe pas notre mère, ne fais pas, ô rudra, de mal à nos propres corps.— 8. Ne fais pas de mal à nos enfants, à notre descendance, n’en fais pas à nos hommes, n’en fais pas à nos vaches, n’en fais pas à nos chevaux, ne frappe pas nos héros dans ta colère, ô rudra; nous t’invoquons sans cesse en te présentant nos offrandes….. 10. Loin de nous ta colère funeste aux troupeaux, ta colère funeste aux hommes! Maître des hommes, que ta bienveillance soit sur nous ! Sois miséricordieux, pardonne-nous, ô dieu, et accorde-nous une protection assurée. »

Voici maintenant des extraits de l’hymne II, 33 : « 1 . O père des marut-s, sois bienveillant; ne nous fais pas perdre la vue du soleil. Que le héros épargne nos che­vaux ! Puissions-nous avoir, ô rudra, une nombreuse postérité !…. 4. Puissions-nous, ô rudra, ne pas t’irriter par nos hommages, ou par un hymne de louange imparfait, ou par la concomitance des invocations1! Guéris nos héros avec tes re­mèdes ; j ’entends dire que tu es le meilleur des médecins….. 5. Puissé-je, par mes louanges, dételer (apaiser2) rudra qu’on invoque dans des invocations accompagnées d’offrandes! Miséricordieux, et exauçant notre prière, que le dieu brun, aux belles joues, ne nous livre pas à ces embûches!…. 11. Loue le jeune dieu, illustre, siégeant au bord de la fosse, impétueux et fort comme un animal terrible. Aie pitié, ô rudra, du chantre qui te loue ; qu’un autre que nous soit abattu par tes traits!… 14. Que le trait de rudra nous épargne ! Que la malveillance terrible du dieu puissant s’écarte de nous ! Dé­tends ton arc solide en faveur de nos bienfaiteurs ; A toi, qui es libéral, aie pitié de nos enfants, de notre descendance….. 15. Écoute-donc, ô dieu brun, ô taureau, ô sage rudra, écoute notre invocation, ne sois pas irrité contre nous, ne nous frappe pas…» Des quatre vers que comprend l’hymne VII, 46, les deux derniers nous montrent également rudra sous son aspect redoutable :

« 3. Que son trait qui, lancé du ciel, tombe sur la terre, nous épargne! Tu as mille remèdes, Òdieu très-désiré ; ne fais pas de mal à nos enfants, à notre descen­ dance. — 4. Ne nous frappe pas, ô rudra, ne nous abandonne pas; puissions-nous n’être pas exposés aux coups de ta colère!…. » Toutefois ces citations mêmes nous ont rappelé que rudra est le dieu des remèdes. C’est qu’en effet il n’est pas purement malfaisant comme un démon, mais que, comme la plupart des divinités qui se rattachent à ce quej’appelle la conception unitaire, il fait tour à tour sentir aux hommes, dans leur personne ou dans leurs biens, les effets de sa colère et ceux de sa miséricorde. Il est même prié, en termes gé­ néraux, d’éloigner la colère divine I, 114, 4, et ce vers lui est adressé : II, 33, 7. « Où est, ô rudra, ta main miséricor­ dieuse, ta main qui est (elle-même) un remède rafraîchissant, écartant le mal qui vient des dieux? O taureau, aie pitié de moi. » Mais cette colère divinequ’il écarte, est avant tout sa propre colère, comme les maladies qu’il guérit ont été sans doute envoyées par lui. C’est dans ce dernier sens que je comprends la formule du vers VII, 46, 2 : « O *rudra, sois sans maladies à l’égard de (n’envoie pas de maladies à) notre descendance. » De même, quand le suppliant de rudra implore sa bienveillance comme l’ombre pendant les ardeurs de l’été II, 33, 6, cette image suggère l’idée de la colère de rudra. comparée à une flamme dévorante.

Les Maruts, comme nous l’avons dit, participent dans une certaine mesure du caractère de leur père rudra. Aussi re­ doute-t-on leur colère. Comme rudra, d’ailleurs, on les prie d’écarter le mal qui vient d’eux-mêmes. C’est ce que fait l’au­ teur du vers I, 39, 8, qui oppose le mal « envoyé par les mor­ tels » au mal « envoyé par les Maruts » en suppliant ceux-ci d’éloigner l’un etl’autre. On leur adresse ces vers : «VII, 58,2. Votre race, ò Maruts, est puissante; vous êtes terribles, très- irritables, rapides. Ceux qui sont les premiers par la gran­ deur et la force, tous ceux qui voient la lumière, tremblent à votre approche…..0. J’invoque les fils libéraux de rudra.

Les Maruts se tourneront-ils de nouveau vers nous ? Qu’ils soient irrités contre nous en secret ou ouvertement, nous détournons ce ■mal (dont nous menace la colère) des dieux rapides. » Le trait des Maruts, qu’on écarte par des dépré­ cations VII, 56, 9 comme celui de rudra, est destructeur dos vaches et des hommes ibid., 17. De fréquents appels sont fait s à leur miséricorde ibid.; I, 23, 12; 169, 5; V, 55, 9; 57, 8: VI, 48, 12 ; Vili, 7, 30. Le suppliant sait d’ailleurs que leur colère doit être motivée par ses fautes : VII, 57, 4. « Que votre trait soit écarté de nous, ô Maruts, si nous avons com­ mis quelque faute envers vous, comme des hommes que nous sommes ! Puissions-nous n’y être point exposés, ô dieux saints ! Que votre précieuse bienveillance soit sur nous ! »

J’ai signalé déjà plus haut, comme un trait de ressemblance entre Gandharva et Varuna, le lacet dans lequel le premier de ces personnages retient le trompeur IX, 83, 4. Nous y reviendrons tout à l’heure encore. En ce qui concerne Parjanya, nous n’avons à relever ici queles vers 2 et 9del’hymne V, 83: d’après le vers 9, il frappe en tonnant ceux qui font le mal; d’après le vers 2, il frappe les Rakshas (démons) en même temps qu’il fend les arbres, le monde entier tremble devant lui, et l’innocent *lui-même prend la fuite, quand il frappe en tonnant ceux qui font le mal. Quant à Savitri, son nom re­ viendra plus d’une fois dans le cours du présent chapitre. Mais il ne faut pas oublier que ce dieu, dont la miséricorde

est implorée au vers I, 35, 10, représente presque exclusi­ vement l’aspect bienfaisant d’une divinité qui, sous son aspect malfaisant, porte le nom de Tvashlri. Or de Tvashtri lui-même nous n’avons rien à dire ici, ce personnage, dont l’impor­tance mythologique a été dûment appréciée pins haut, n’étant invoqué qu’en compagnie d’autres dieux, et dans des formules peu significatives.

De toutes les divinités dont le caractère a été, dans le cha­ pitre précédent, opposé à celui d’Indra, celles que nous au­ rons le plus souvent l’occasion de mentionner dans l’exposé qui va suivre sont les /ldityas en général et leur mère Aditi, puis plus particulièrement les trois Adityas, ou le couple com­ posé de Mitra et de Varuna, ou enfinle seul Varuna, c’est-à- dire la plus auguste, mais aussi la plus sévère des divinités, soit du couple, soit de la triade, soit du groupe indéter­ miné.

Citons d’abord le commencement de l’hymne 1, 25 à Va­ runa : « 1. Si, comme des hommes que nous sommes, nous violons journellement ta loi, ô Varuna, — 2. Ne nous aban­ donne pas à l’arme du (dieu) irrité (sans doute Varuna lui- méme), prête à nous frapper, à la colère du furieux. — 3. Par nos chants, ô Varuna, nous dételons ta colère, comme un cocher dételle un cheval attelé, pour que tu nous fasses misé­ ricorde.— 4. Mes (prières) qui calment ta colère, implorant pour moi un sort meilleur, s’envolent comme des oiseaux vers leurs nids. — 5. Comment disposerons-nous à la miséricorde le héros revêtu de la puissance royale, Varuna, dont la vue s’étend au loin? » L’hymne VII, 89 mérite d’être traduit eu en­ tier : « 1. Puissé-je, ô roi Varuna, ne pas aller dans la maison de terre (dans la tombe) ! Miséricorde ! ô dieu puissant, misé­ ricorde ! — 2. Si je bondis en quelque sorte (hors du droit chemin), pareil à une outre gonflée1, miséricorde! ô dieu

puissant, miséricorde! — 3. C’est par faiblesse d’esprit que nous avons failli, ô dieu pur. Miséricorde ! ô dieu puissant, miséricorde! — 4. La soif tourmente ton chantre qui (naguère encore) était au milieu des eaux. Miséricorde! ô dieu puissant, miséricorde ! — 5. Quelqu’offense, ò Varuna, que nous ayons commise envers la race divine, comme des hommes que nous sommes, si par inadvertance n o u s avons violé tes lois, ne noos fais pas de niai pour cette faute. »

Varuna, on le voit, est un dieu redoutable comme rudra; mais dans la notion de ce dieu, le plus vénérable du panthéon védique, l’idée de la colère est étroitement unie à celle de la justice divine. Ce n’est pas que la colère de rudra n’ait pu, et même dû être quelquefois expliquée par les fautes des hommes. L’argument négatif qu’on pourrait tirer de l’absence, dans les passages cités, de toute allusion au péché, ne tien­ drait pas contre l’argument d’analogie fourni par des passages tels que le vers VII, 57, 3, où la colère des Maruts, fils de rudra, est justifiée par la même cause que celle de Varuna. Mais il n’en reste pas moins ce fait, que l’aveu des fautes commises est surtout fréquent dans les hymnes à Varuna et aux autres .tdityas, qui prennent ainsi le caractère, non plus de simples déprécations, mais de véritables prières expia­ toires. Pour mériter la bienveillance de ces dieux, il faut être sans péché. Aussi souhaite-t-on d’être sans péché de­ vant Mitra et Varuna X, 36, 12. C’est d’ailleurs une grâce qu’on demande aux Adityas eux-mêmes , à Mitra et à Aryaman en même temps qu’à SaTitri Bhaga VII, 66, 4, à un personnage du nom d’Aditi, mais du sexe masculin, men­ tionné en compagnie de Mitra et Varuna IV, 39,3, à un autre personnage, nommé encore Aditi, et peut-être identique au cheval du sacrifice I, 162, 22. L’idée du suppliant est alors, soit que les Adityas préservent du péché, soit qu’ils rendent par le pardon l’innocence à celui qui l’a perdue. On peut entendre dans l’un ou dans l’autre sens cette prière adressée aux Adityas : II, 29, 1. « Ecartez de moi le péché comme celle qui enfante en secret (comme Aditi ?). » Il est peut-être fait allusion aux deux idées à la fois dans une formule où les dieux sont priés de sauver leurs suppliants du mal fait, et du mal qui n’est pas fait, X, 63, 8, si toutefois il s’agit là du mal qu’ils ont fait ou qu’ils seraient exposés à faire eux-mêmes, et non, comme on pourrait l’entendre aussi, du mal que d’autres leur ont fait ou se prépareraient à leur faire. Quoi qu’il en soit, le pécheur a un recours dans la miséricorde de Varuna (I, 25, 19; 129, 3; 136, 6), de Mitra et Varuna (I, 136,1, cf. V, 62, 6), des Adityas (I, 107, 1 ; II, 28, 3; VI, 50, 1), quand il ne peut plus se prévaloir de son inno­ cence : VII, 87, 7. « Puissions nous être sans péché devant Varuna, qui pardonne même à celui qui a commis le péché! » Les ddityas font vivre même celui « qui revient du péché » Vin, 56, 17 (cf. plus loin VIII, 18, 12). De ce passage qui, comme plusieurs des citations précédentes, nous montre que la mort pouvait être la punition du pécheur, on rapprochera cette prière adressée aux dieux en général, dans un hymne destiné à éloigner la maladie : X, 137, 1. « Vous rendez la vie, ô dieux, même à celui qui a commis le péché. » C’est d’ailleurs par le sacrifice que la colère des 4dityas peut être apaisée comme l’indique au vers VIII, 18, 19, une formule qui rappelle la prière du vers VII, 101, 5 « Que cette parole arrive jusqu’au cœur (de Parjanya) »; le poète, en implorant la miséricorde des .ddityas, leur dit : « Le sacrifice arrive jus­ qu’à’ votre colère, »

  1. Allusion aux sacrifices célébrés en même temps dans divers lieux. 

  2. Cf, I, 25, 3, cité plus loin. La forme diṣīya n’appartiendrait, ni à la racine « couper» comme l’entend M. R., ni à la racine « donner » comme le veut M. Gr., mais à la racine « lier » employée précisément au vers I, 25, 3.